L’avenir d’Adéline était déjà tout compilé en notes et en gribouillis hirsutes sur une seule et unique feuille de papier qu’elle conservait, pliée, dans son porte-monnaie. Je le sais, elle me l’a montrée. Comment à vingt-six ans elle deviendrait une infirmière auxiliaire et empocherait quarante-quatre mille dollars par année; plus bas se trouvait “Montréal à 32 ans” avec des flèches qui pointaient vers des phylactères qui disaient “Loft dans le Vieux-Montréal” et “Célibataire?” ce dernier qui avait été rayé, raturé puis réécrit plus loin. Mon œil était fasciné par les motifs de vigne à l’encre de chine qui serpentaient entres les notes et les déclarations visionnaires, et la grosse question, ces pliages et dépliages répétés laissant des cicatrices minces et élimées dans le papier, comment le papier faisait-il pour tenir encore en une seule pièce.
C’était l’été où Adéline et moi avions travaillé à L’escale de Fernando. Elle était de passage seulement, regarnissant ses goussets en attendant la session d’automne; j’étais pleinement là à temps plein, comme elle le disait, pour gagner ma vie. Gagner quoi, au salaire de famine que Fernando nous offrait. Pourquoi me faisait-elle autant ressentir l’impression tenace que tout ce que je faisais ici c’était de creuser ma propre tombe?
Parfois, en rêve, j’entendais les clients mordre dans des steaks énormes, si fort, comme s’ils croquaient sauvagement le cartilage de mes oreilles. C’était l’été où je transpirais toujours dans mes draps et je me réveillais parfois avec des bouteilles dans mon lit et, une fois même, près d’Adéline. Elle avait passé la nuit à me lire des extraits des raisins de la colère et elle me suppliait de fuir cet endroit au plus coupant, consternée de constater que je n’avais même pas de plan d’évasion.
Lorsque je me suis réveillé, le lendemain passé midi, elle n’était plus là mais, sans raison apparente, elle avait lavé la vaisselle. La porte était restée ouverte et la pluie qui battait de côté pénétrait la pièce à volonté, la vieille carpette de Turquie gorgée d’eau sous mes pieds, comme si je me noyais de la manière la plus lente, la plus lancinante au monde. Et toutes les bouteilles étaient vides.
C’était l’été où je suis tombé en amour avec Adéline, à peu près une fois par semaine, pendant environ une heure. Bien qu’astrologiquement vierge, Fernando m’avait dit que c’était tout à fait normal dans les circonstances, avec un scorpion comme elle, il en avait vu d’autres. Adéline pratiquait son anglais à voix haute dans les corridors avec des clients imaginaires. Adéline faisait des redressements assis dans le vestiaire des clients. Adéline réparait la réalité d’un seul sourire, elle déposait sa main sur l’épaule d’un homme totalement enragé à propos d’un filet mignon un peu trop cuit et il redevenait un enfant d’école soumis et docile. Désolé, mademoiselle, je ne le ferai plus, jamais. Promis, mademoiselle. Adéline revenait dans la cuisine, cabaret vide en main et pendant qu’il observait les assiettes vides des bons petits garçons qui avaient tout mangé, les lèvres de Fernando se plissaient vers le haut, exhibant ses longues dents mauvies par le Valpolicella et le Coca-Cola.
Cet été avait été comme un long métrage ou plutôt comme lorsqu’on attend que le long métrage commence, qu’on se bourre de bandes-annonces à satiété et lorsque le film arrive enfin, c’est un insupportable navet – la lumière descend dans L’escale de Fernando, et Adéline regarde à travers les hublots de cuisine les riches clientes des États qui débarquent avec leurs belles sacoches en peau de reptile, leurs porte-cigarettes en or, leurs coiffures d’Hollywood, le visage cramoisi rose-boucherie de leurs tendres époux carnivores et les faces méprisantes à chier de leurs marmots déjà plus riches qu’Adéline et moi ensemble.
Tous les soirs, un petit drame qui vous surprend même si vous saviez très bien que tous les soirs, un petit drame se tramerait, il y a toujours du drame avec un chef italien. Il y avait toujours du Coca-Cola dissimulé entre les carcasses de viande au réfrigérateur et nous évitions d’y toucher, Fernando était accro au Coke, et un divan élimé dans le minuscule bureau de Fernando, surchauffé, attenant aux cuisines, là où on se reposait parfois, – ce n’est pas là qu’il s’installait pour faire ses comptes, il nous abandonnait la place les bons soirs. On s’habitue à tout, faut croire, comme on peut s’habituer à allumer des feux d’artifice dans une armoire à balais – c’était presqu’excitant la chaleur du feu, cette promiscuité, cette proximité avec Adéline mais tout se terminait toujours avant même d’avoir commencé, et parfois on sortait s’assoir dehors sur la bordure de béton du stationnement, comptant nos pourboires et nos doigts.
C’était l’été où par un soir de congé nous étions allés au lac dans la Barracuda mauve d’Adéline, celle avec un radiateur en très mauvais état. Elle avait baptisé ce lac d’après un superbe lac des alpes suisses qu’elle visiterait un jour selon son futur tel qu’évoqué sur sa feuille pliée. Tu n’es pas obligé de me croire, avait dit Adéline, mais tu vas voir, un jour. Les gens ici l’appelaient bêtement le lac des tout-nus, tout petit plan d’eau oublié par les toponymistes de l’état. Regarde, avait-elle dit. Les fenêtres de la Barracuda étaient baissées, le vent froissait la feuille de papier dans mes mains, menaçant d’emporter au diable vauvert l’histoire de sa vie à venir. Tu vois?, avait-elle dit, me pointant ce qui était la forme du lac de Suisse tracée à l’encre bleue, tu vois? Mais tout ce que je faisais, j’essayais de voir mon nom gribouillé quelque part dans le chaos, bien qu’il fût très improbable qu’il soit là à travers toutes les éventualités de sa vie griffonées là. J’avais pu voir qu’elle n’avait pas décidé encore comment elle mourrait.
Oui, stupéfiant quand même. Et nous nous sommes allongés sur la petite plage de sable jaune et nous avons bu des bières chapardées à Fernando et le ciel scintillait comme une guirlande de Noël. Adéline m’avait défié de traverser le lac avec elle. Tout le lac?
Même pas trois-quarts de mille, avait-elle estimé à vue de nez et je crois bien qu’elle m’avait dit avoir eu son écusson de sauveteuse au collège et que ce lac n’était rien, rien d’un lac suisse, à peine la cicatrice inondée d’un vieux glacier perdu qui s’était arrêté là pour se reposer dans sa course.
Avant même que j’endosse son plan, Adéline s’est levée et m’a abandonné là pour le lac. Comme elle se lèverait un jour et m’abandonnerait là pour le collège et que je resterais là et que ce serait par choix bien que je savais ne pas avoir le choix. J’aurais voulu être le sable de plage agrippé à son dos mais même ce sable sonnait faux. Le lac aux tout-nus n’hébergeait pas suffisamment de créatures à coquilles pour créer une plage de sable blanc même après deux glaciations. Un camion avait apporté ce sable. Évident.
Une lente brasse après l’autre et ensuite elle nageait franchement, elle réveillait la surface des eaux qui formait des volutes alentour d’elle comme dans une boule de cristal floue. Même si je ressentais l’impulsion de la suivre, forte et douloureuse, je me suis retrouvé à penser stupidement à L’escale de Fernando là où à l’instant même les couples devaient avoir commencé à pousser les portes de la salle à dîner, leurs marmots laissant des traces de doigts sales dans la vitre des portes. Les lumières seraient bientôt tamisées, toutes les tables bien mises par moi ou Adéline la veille, tous les ustensiles en argent bien polis, chacun à sa place.
Ses vêtements abandonnés sur le sable, ses deux fesses rondes et blanches qui se prenaient pour deux lunes descendues se baigner sur un lac d’Abitibi.
Son papier plié, toute sa vie gribouillée d’avance, resté sur la banquette de la Barracuda mauve.
C’était l’été de tous les questionnements, qui sait ce qui aurait pu arriver?
Et si j’étais allé écrire mon nom moi-même sur sa feuille de papier?
Flying Bum
Une belle escale matinale avec mon café.
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Merci et bon café!
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