Elle pense que les MayWest* goûtent bien meilleur lorsqu’on les mange dehors, sous la pluie, tout spécialement lorsqu’elle ne les a pas payés et qu’une voiture de police est stationnée de l’autre côté de la rue. Elle trouve une cigarette encore allumée sur le bord de la tablette dans la cabine téléphonique devant Chez Betty et elle la porte à son bec pour faire de la fumée avec, avec grand style. Elle peut avoir douze ans, peut-être treize. Elle porte des bas à rayures, troués, volés à sa mère. Elle porte du rouge à lèvres beige presque blanc qu’elle a piqué chez Farmateria : elle porte un contour des yeux – argent – chapardé dans le sac que son institutrice laisse négligemment traîner au coin de son bureau. Atriquée de cette façon, Adéline est une personne différente, pas la drôle de fille muette et un peu sotte de son école.
Son reflet incurvé brille sur un pare-brise de voiture. Elle se regarde un moment.
Depuis la tabagie, derrière son comptoir, le garçon lui lance des clins d’œil. Il lui lance tout le temps des clins d’œil, avec insistance, parfois des deux yeux comme s’il tentait de se défendre contre des attaques de mouches. Il porte un t-shirt serré arborant l’image qu’on trouve sur la pochette du disque de Diane Dufresne, seins nus, body-paint aux couleurs du drapeau du Québec. Une longue crinière bouclée, deux bras maigres pas très musclés complètent le portrait. Il lui offre le spécial du jour en bégayant légèrement, un sourire gauche, le visage qui tourne au rose. Adéline veut vraiment être gentille avec lui, elle sort de son sac deux ou trois MayWest qu’elle vient de lui voler, un sac de réglisses. Des choses qu’elle mange le midi à l’école, jetant aux poubelles les sandwichs à la dinde que sa mère lui prépare.
“C’est quoi, donc, ton spécial,” demande-t-elle, une main attrapant l’autre derrière son dos. Le garçon ne peut pas voir à quel point ses mains tremblent. Il traîne toujours au moins cinq MayWest dans le fond de son sac à bandoulière décoré de plusieurs signes de peace and love et de dauphins peints à la gouache rose qu’elle aurait préféré ne jamais avoir peints.
Le garçon lui passe au bout du nez un billet de loterie du maire Drapeau et il lui dit que le gros lot est de quatre-cent-mille dollars, un chiffre qu’Adéline ne peut même pas comprendre un peu. Il lui dit que le spécial du jour c’est un billet de loterie, un litre de Sprite, gâteaux illimités, mais il ne lui dit pas le prix à payer pour le spécial du jour.
“C’est pas des affaires qui vont bien ensemble,” affirme Adéline.
“Qui a dit ça?” réplique-t-il, les deux coudes appuyés sur le comptoir.
“Tu ne peux pas juste donner des billets de loterie, non?” dit-elle.
Elle se dirige vers le frigo où se trouvent toutes les boissons gazeuses au fond du commerce. Il la suit mais en chemin il ramasse une pleine poignée de MayWest.
“Dix pour le prix d’un,” lance-t-il en s’approchant d’elle dans un recoin exigu du commerce. Elle le traite de menteur et elle se sent de plus en plus coincée entre lui et le réfrigérateur.
“Je vais prendre rien qu’une canette de Sprite, qu’est-ce que tu veux que je fasse avec un litre,” demande-t-elle en proie à un stress grandissant. Il la pousse lentement vers la porte du frigo, la poignée lui pince un os du dos qu’elle ne savait même pas qu’elle avait. La clochette de la caisse enregistreuse sonne.
“J’ai assez de monnaie pour un MayWest,” dit-elle, mais elle sait très bien qu’il lui en donnerait bien plus que la couronne en demande. Elle peut maintenant sentir son haleine sucrée de bonbons mélangés. Quelqu’un l’a remplacé derrière la caisse, son frère peut-être? Le garçon sent le shampooing Halo. Il fait froid dans la tabagie. Bientôt, les MayWest ne seront plus qu’une boue crémeuse dans sa bouche, pense-t-elle pour se réconforter..
Le garçon respire dans sa bouche, sa langue chaude et molle est aussi collante qu’une sucette aux cerises, celle d’Adéline demeure paralysée – les épaules du garçon sont un peu flasques, elle se faufile en-dessous.
“J’en veux pas à ce point-là,” dit-elle, en parlant des MayWest. Après tout, elle les avait déjà gratis, elle pouvait avoir de tout ou de rien, gratis, elle savait. Troublée, elle échappe la cannette de Sprite, un son de craquement et le liquide se répand sur le linoléum. L’autre garçon arrive avec une moppe. Elle se sauve avant qu’on ne lui demande de nettoyer son dégât.
Elle se débarrasse de son lot de MayWest en passant, sur le dessus d’une boîte à journaux, sûrement que quelqu’un qui a faim va les apprécier plus qu’elle, pense-t-elle. Les rues sont noires et mouillées. En rentrant, elle enlève prestement les bas qu’elle déroule et pousse au fond de la corbeille, se débarbouille le visage et s’assoit nu-jambes à la table de la salle à dîner.
Un grand verre de Nestlé Quick semble avoir ramené la paix sur son visage, une moustache de lait au chocolat en prime.
Elle sourit. Sur son journal, elle écrit : premier baiser ce soir, enfin.
Flying Bum
*May West : petit gâteau industriel fourré avec une crème à la vanille, à la mémoire de la célèbre actrice Mae West mais volontairement mal orthographié pour éviter les droits.
Oh, il nous prend toujours par surprise celui-là — toi, Luc, et tes textes vifs, émotifs; et le premier baiser (volé?)…
Merci pour le plaisir de lecture!
J’aimeAimé par 1 personne
Pas si volé que ça quand même. Bonne soirée, Geneviève.
J’aimeJ’aime
rien de tel que le Nesquick pour reprendre un bon ancrage dans le ici et maintenant 😀 belle soirée à toi Luc
J’aimeAimé par 1 personne
C’était aussi le nom donné au gilet de sauvetage gonflable porté par les pilotes de la Deuxième Guerre.
Mon cher Luc je viens de m’apercevoir que j’étais désabonné… Belle soirée en perspective à combler ces retards.
J’aimeAimé par 1 personne