Blues pour un geai bleu

J’aurais tellement aimé que tu m’accompagnes alors j’ai demandé deux coupes lorsque j’ai commandé la bouteille de vin et j’ai planté la tienne dans l’herbe près de moi. Plus tard, je prétendrai m’être fait poser un lapin, mais qui est-ce que j’essaie de berner ici? J’ai commandé toute une bouteille juste pour moi parce qu’ils ne vendent pas le vin au verre, ici, dans ce jardin fleuri derrière le café des poètes où je ne connais personne et où je me sens terriblement mal à l’aise.

J’aurais tellement aimé que tu m’accompagnes parce que ce malaise puissant est une brume si épaisse qu’elle colle à toutes choses et je ne puis dire d’où elle vient. Est-ce qu’elle transpire de mon propre corps comme le sexe, comme la peur? Ou peut-être est-ce une transpiration collective, une sudation générale comme un effet de serre d’une collectivité de gens socialement anxieux qui respirent à la beauté des mots et qui expirent une halitose aux relents de maquereau? 

J’aurais tellement aimé que tu m’accompagnes, mais tu dis que tu détestes la poésie. Dans le sens que tu aimes tellement la poésie qu’aucun poème que tu écris n’atteint ton inaccessible idéal. Aucun. Et je ne t’ai jamais vue en reciter, en écouter réciter. Même en écrire, je ne t’ai jamais vue.

De toutes manières, j’aurais aimé que tu sois là parce que ce soir de juin se fait doucereux et le ciel porte une robe lilas et corail et que je me suis mis beau mais pas trop beau, mes cheveux hirsutes disparus dans un chignon propret et mes manches habilement relevées comme un intellectuel négligé et tout ce bel effet gaspillé avec ces filles aux jeans de môman qui pochent de partout et leurs chevelures déglinguées par la brise qui tourne interminablement dans ce jardin enclavé, avec leurs bottes de travail impeccables ou leurs sandales d’artisanat hors de prix et leurs fourre-tout en canevas recyclé.

Je sais que tu adores le mépris à peine déguisé avec lequel je décris parfois les gens.

J’aurais aimé que tu sois là parce que cette poésie est mauvaise. Mauvaise comme les traits étranges que la lumière des IPhone dessine sur le visage des gens qui y lisent leur prose. Mauvaise comme le ton monocorde dans lequel elle est livrée. Mauvaise comme tout poème récité sans âme qui se termine par le même “voilà c’est tout” et je suis désolé mais ajouter ce “voilà c’est tout” après le poème c’est comme te demander après “si tu es venue”. Un véritable climax doit s’affirmer par lui-même et résonner dans tous les os du corps. Le tien comme le mien.

Je sape mon vin de façon subtile prenant grand soin de n’émettre aucun son parce qu’à plus d’une occasion je me suis senti observé au moindre sapement et alors je tourne la tête pour regarder les martinets ramoneurs gazouiller et rouler en tous sens. Je me rappelle être grimpé sur ce toit du bas de la ville pour observer les martinets rejoindre leurs nids en volant en spirales pendant que la sauce des burgers nous coulait de chaque côté de la bouche, longtemps avant que l’on se soit fait souffrir l’un et l’autre. J’observe un couple de corneilles qui vont de branche en branche dans le merisier par-dessus la tête du poète. Ils aiguisent leur bec luisant contre l’écorce de l’arbre, s’ébouriffent les plumes du cou et les lissent à nouveau et je prie que les poèmes qui viennent soient moins mauvais. Mais ça continue pareil.

Lorsque je reviens vers ma voiture à l’entracte, elle était là, dans le paillis. Une explosion de bleu. Les plumes de geai bleu comme une pluie d’échardes tombée du ciel, une bonne poignée de plumes, perdues en plein combat, arrachées par les pointes acérées de la mort incarnée dans un prédateur.

Je les ramasse et je tente de recoller leurs barbules, frottant et frottant les lignes noires et bleues entre elles, tâche ardue voire impossible. Penché au-dessus de la plate-bande fleurie, avec zèle et haletant. Bénis soient les corvidés qui s’en branlent là-haut, corbeaux, corneilles et geais de tout acabit. Audacieux comme durs à cuire. Bénie soit l’impudence.

Et le poète ultime s’amène, celle que je suis venue entendre, et sa peau est fleurie de tatouages, et sa tête la crinière rouge d’un feu de forêt. Elle lit, au bout de son souffle, quelque chose qui parle de son origine amérindienne, la sagesse, sa sexualité queer. Partout les doigts se resserrent autour des bouteilles de kombucha, les orteils qui retroussent des sandales commencent à se tortiller dans le trèfle. La brume s’épaissit et je montre des dents de joie en entendant son chant strident je sais, la sagesse, mon amour, la sagesse, tourne-moi, la sagesse, roule-moi, la sagesse, baise moi, la sagesse . . . baise-moi comme une . . .   baise-moi comme une . . .   baise-moi comme une . . .

 

J’aurais aimé que tu sois là parce que je peux sentir quelque chose scintiller dans un endroit mort depuis longtemps et ça brûle comme un tison et cela ne m’effraie pas et je crois que tu ne m’auras jamais vu aussi brave parce que ces choses-là ne se produisent que lorsque je suis seul. J’aurais aimé que tu sois là parce que cette poétesse brouillonne est aussi vraie qu’une baise sauvage et ses mots qui pourraient atteindre ton inaccessible idéal vers lequel je ne saurais jamais t’élever.

La voix de la poétesse prend du coffre et je peux sentir le piquant des plumes transpercer ma paume là où je les serre si fort et c’est fini et je tape ma cuisse trop fort de ma main libre, mes os résonnent, et je peux sentir les yeux pivoter sur moi et s’éloigner. La poétesse amérindienne à la chevelure de feu replace le micro, toute son énergie dépensée. La foule se lève synchro et un océan de mains s’élève et entonne un interminable alléluia.

Je rends la coupe sale, la coupe propre et je plante le liège sur la bouteille, je murmure “elle n’a pas pu venir” à la fille qui me l’a vendue et je me vois, euphorique, tourner le dos et marcher, lancer au ciel la poignée de plumes bleues. Et je pense, la sagesse . . .

. . . la sagesse est le prix à payer pour l’avoir perdue.


Flying Bum

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