Un ciel noir et blanc à la Hitchcock

Dans le wagon de métro, on a l’air bien au-dessus de nos affaires en manteaux d’hiver beaucoup trop minces et en petits souliers, déconnant et presque saouls. Ton maquillage est charmant, dans ma tête nous sommes des amoureux.

Dans ma tête.

Tu es un petit ourson appuyé sur mon épaule. C’est un samedi soir dans le bas de la ville mais ce pourrait bien être la fin du monde pour tous les autres passagers, va savoir et on s’en fout. Nous marchons comme des clowns sur la céramique glissante du quai mouillé dans nos petites semelles bien lisses les mains au fond de nos poches pour ne pas perdre nos paquets de cigarettes, nos briquets, nos clés. Quittes à perdre pied. Vivons dangereusement.

Tu t’accroches à mon bras dans les escaliers mobiles et nous sortons envahir la noirceur alentour de la station Saint-Laurent. Tu es plus petite que moi, plus frêle, alors je sens que c’est moi le plus menaçant pour les ombres mobiles que l’on soupçonne davantage qu’on ne les voit. Et puis ce puissant sentiment en moi, une addiction, cette indécrottable envie, être à quatre pattes au-dessus ton corps qui repose tranquille sur son dos nu.

Ce soir ce ciel menaçant, noir et blanc à la Hitchcock, les étoiles comme des millions de crocs acérés. Tu dis te rappeler où est située la galerie. Encore quelques pâtés, passé ces devantures d’anciens commerces juifs de guenilles convertis en bars, quelques quidams déguisés en artistes bière à la main sur les paliers, brûlent des clopes, maniérés. Le cheveu se porte long ces temps-ci. C’est le nec plus ultra de ne pas porter de manteau ni de bottes. D’agiter la tête pour ramener la chevelure à l’ordre.

Ton petit ami est dehors à nous attendre. Je le regarde et je me souviens d’un autre temps, de lui et moi, quidams à clopes à notre tour, attendant que tu arrives, il zieute les filles qui passent devant nous, émet des sons douteux à leur passage. Je ne peux m’empêcher de penser que dans pas long tu t‘apercevras qu’il est infidèle, qu’il est laid derrière sa peau de beau gosse. Je retiens mes pensées, souvenirs des nuits que tu as passées à mon appartement. Il te demande si tu veux une bière. Je vous suis tous les deux à l’intérieur. Des coups de basse comme des battements de coeur sortent d’un haut-parleur quelque part plus loin. C’est une galerie-loft à deux planchers, des gens en bas, des gens en haut. Ses photos sont sur tous les murs. Il me montre sa préférée, la photographie d’une grosse pieuvre en plein milieu d’une rue de pavés, quelque part dans le vieux port. Le corps de la pauvre bête est argenté et mouillé, incongru, comme pas à sa place, comme une erreur de pensée, aplati, agonisant.

Le fleuve s’est gonflé, elle s’est échouée au retrait des eaux, me dit-il.

Je brûle d’envie de lui demander comment cette pieuvre a bien pu remonter jusqu’à Montréal mais je ne veux aucunement engager la conversation avec lui – tu l’as achetée à la poissonnerie, p’tit con. Je déteste l’intimité de son regard, l’idée que l’humain en moi se connecte à l’humain en lui me donne des haut-le-coeurs. Je veux continuer à le détester tranquille.

Et après? que je demande sans lever les yeux de la bière que je tète lentement.

Il regarde sa photo, ses doigts dessinent, contournent le corps de la pieuvre.

Elle est morte. On raconte qu’un restaurateur a ramassé le cadavre. Des gens l’ont mangée grillée. Avec beaucoup d’ail.

Je pense à toute cette vie qui bat sous l’eau, à la fluidité, la noirceur, à des mâchoires puissantes. Je pense aux désastres, au caractère inévitable, imprévisible des tempêtes. Avec quelle facilité on peut sombrer dans les pires emmerdes. Les tristesses les plus souffrantes.  

Dommage, une vraie honte, dis-je. Ce sont des créatures fascinantes, intelligentes. Personne ne peut même comprendre comment elles se reproduisent. Créatures magiques.

Il hausse les épaules.

Ce ne sont rien que des poissons.

Tu nous observes, assise sur une banquette, ton manteau sur les genoux et tes deux mains dessus.

Elle est belle, celle-là, hein, la pieuvre? tu m’interpelles à travers une foule de couples déambulants, de ménages à trois et plus, des gens qui jacassent fort. Ton petit ami a l’air totalement suffisant les yeux fixés sur sa pieuvre. Il ne s’est même pas retourné.

***

Des années plus tard, tu m’invites au premier anniversaire de ta fille. Il y a un lapin blanc sur le carton et je t’imagine jeune, informe et douce dans ta peau de lapin. Je me dis que le voyage en train est rendu hors de prix, ne vaut certainement pas le voyage, les heures interminables entre chez moi et ton pavillon de banlieue presqu’une vie perdue.

Mais j’achète le billet quand même. On ne s’est pas vus depuis sept ou huit ans mais on s’envoie régulièrement des photos, des images-témoins qui illustrent où en sont nos vies – de ton bébé lorsqu’il est né, couleur foie, lisse et sans défauts, les fleurs que je réussis à garder en vie dans mon jardin, des petits animaux qui s’aventurent furtivement sur ta pelouse. Des couchers de soleil extraordinaires. Notre proximité a jadis été comme une bombe; après ce n’était plus que poussière tombante et une forte odeur de soufre suspendue dans l’air. Nous avons été puis nous n’avons plus été. Un jour nous avons cessé de nous rejoindre, cessé de faire le pied-de-grue sur un quai de métro à s’attendre. Accommodés de déambuler seul dans les rues les nuits noir et blanc à la Hitchcock à se contenter de se texter les idées sombres et les urgences, les détails niaiseux, les angoisses, à combien de rues es-tu, je passe mon temps le nez collé aux fenêtres.

J’ai vu le nom de ton petit ami dans les magazines, les éloges de ses photos de musiciens à la mode, de starlettes populaires aux épaules d’ailes de poulet les seins à l’air, des vieillards sympathiques dans des accoutrements rigolos. J’ai bien essayé d’être heureux d’être content pour toi mais mon esprit reste paralysé dans sa propre amertume, peut-être parce que je suis encore seul et quand je pense à toi, avec lui, j’apprécie un peu mieux mon célibat. Notre habitude l’un de l’autre qui se guérit lentement d’elle-même à la potion de l’absence. Mais il subsiste un lien ténu. Des textos innocents, une poignée de photos d’une nouvelle maison, une vidéo muette d’un séjour de vacances quelque part avec la mention tu aimerais ça ici. Et maintenant, ton enfant qui grandit, l’extension de toi dont je me sentais un peu propriétaire parce que je t’avais aimé si farouchement. Je ne t’ai jamais dit que j’en avais envie moi aussi. 

Je prends un Uber de la gare de banlieue à ta maison, un coquet bungalow au fond d’une rue, cour clôturée, le flanc gauche de la propriété directement au bord de l’eau. Tu réponds à la porte avec ta fille dans les bras. Je ne peux m’empêcher de voir des petites pattes d’oie chaque côté de tes yeux, quelques plis sur ton front mais tu es encore superbe. J’attrape une sévère motte sur le coeur lorsque tu mets la petite dans mes bras en toute confiance comme si on s’était vus hier. Il y a des gens à la cuisine, des enfants qui se pourchassent à travers un immense salon rempli de ballons. Ses cousins-cousines, tu dis. Je tiens ta fille dans mes bras et je te suis jusqu’à la cuisine, au frigo. 

Une bière? que tu me demandes.

Mes yeux scrutent l’espace, je le cherche.

Je n’ai jamais pris de ses nouvelles, je ne t’ai jamais questionné à propos d’un éventuel mariage, peut-être était-ce déjà fait. Mais enfant il y a, il doit bien y avoir un père aussi. 

Où est Daniel? je demande.  

Tu observes la petite qui a l’air de s’y plaire dans mes bras. 

Nous nous sommes séparés il y a quelques mois, c’est juste plus facile comme ça, tu sais, toutes ces filles, les mensonges, c’est laid. 

Je suis vraiment désolé pour toi. 

Tu m’observes avec tes yeux de faucon. Je me sens brûlant, je me sens délivré. 

Arrête, tu n’es pas désolé, tu dis. 

Je change le bébé de côté sur ma poitrine. Je la tiens comme une mère-louve love ses petits. Je vous tiendrais toutes les deux comme une mère-louve devant le prédateur. 

Je ne suis pas désolé, tu as raison. 

Tu souris.  

Je te suis au salon. Je peux entendre la pluie qui commence à frapper fort contre les grandes fenêtres, contre la toiture. Les cousines fuient, leurs marmailles sous le manteau, sous un ciel noir et blanc à la Hitchcock qui se déchaîne pour la circonstance. 

Je sais que la rivière va se gonfler, la grève va perdre son chemin, se déplacer.  

Elle sera toujours revenue là, à peine souillée, lorsque l’eau se sera retirée.

Il y a de ces choses comme celle-là qui ne changeront jamais.   


Flying Bum

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“Quand on revoit quelqu’un après de longues années, il faudrait s’asseoir l’un en face de l’autre et ne rien dire pendant des heures, afin qu’à la faveur du silence la consternation puisse se savourer elle-même.”

     – Cioran Emil Michel, De l’inconvénient d’être né.

Blues pour un geai bleu

J’aurais tellement aimé que tu m’accompagnes alors j’ai demandé deux coupes lorsque j’ai commandé la bouteille de vin et j’ai planté la tienne dans l’herbe près de moi. Plus tard, je prétendrai m’être fait poser un lapin, mais qui est-ce que j’essaie de berner ici? J’ai commandé toute une bouteille juste pour moi parce qu’ils ne vendent pas le vin au verre, ici, dans ce jardin fleuri derrière le café des poètes où je ne connais personne et où je me sens terriblement mal à l’aise.

J’aurais tellement aimé que tu m’accompagnes parce que ce malaise puissant est une brume si épaisse qu’elle colle à toutes choses et je ne puis dire d’où elle vient. Est-ce qu’elle transpire de mon propre corps comme le sexe, comme la peur? Ou peut-être est-ce une transpiration collective, une sudation générale comme un effet de serre d’une collectivité de gens socialement anxieux qui respirent à la beauté des mots et qui expirent une halitose aux relents de maquereau? 

J’aurais tellement aimé que tu m’accompagnes, mais tu dis que tu détestes la poésie. Dans le sens que tu aimes tellement la poésie qu’aucun poème que tu écris n’atteint ton inaccessible idéal. Aucun. Et je ne t’ai jamais vue en reciter, en écouter réciter. Même en écrire, je ne t’ai jamais vue.

De toutes manières, j’aurais aimé que tu sois là parce que ce soir de juin se fait doucereux et le ciel porte une robe lilas et corail et que je me suis mis beau mais pas trop beau, mes cheveux hirsutes disparus dans un chignon propret et mes manches habilement relevées comme un intellectuel négligé et tout ce bel effet gaspillé avec ces filles aux jeans de môman qui pochent de partout et leurs chevelures déglinguées par la brise qui tourne interminablement dans ce jardin enclavé, avec leurs bottes de travail impeccables ou leurs sandales d’artisanat hors de prix et leurs fourre-tout en canevas recyclé.

Je sais que tu adores le mépris à peine déguisé avec lequel je décris parfois les gens.

J’aurais aimé que tu sois là parce que cette poésie est mauvaise. Mauvaise comme les traits étranges que la lumière des IPhone dessine sur le visage des gens qui y lisent leur prose. Mauvaise comme le ton monocorde dans lequel elle est livrée. Mauvaise comme tout poème récité sans âme qui se termine par le même “voilà c’est tout” et je suis désolé mais ajouter ce “voilà c’est tout” après le poème c’est comme te demander après “si tu es venue”. Un véritable climax doit s’affirmer par lui-même et résonner dans tous les os du corps. Le tien comme le mien.

Je sape mon vin de façon subtile prenant grand soin de n’émettre aucun son parce qu’à plus d’une occasion je me suis senti observé au moindre sapement et alors je tourne la tête pour regarder les martinets ramoneurs gazouiller et rouler en tous sens. Je me rappelle être grimpé sur ce toit du bas de la ville pour observer les martinets rejoindre leurs nids en volant en spirales pendant que la sauce des burgers nous coulait de chaque côté de la bouche, longtemps avant que l’on se soit fait souffrir l’un et l’autre. J’observe un couple de corneilles qui vont de branche en branche dans le merisier par-dessus la tête du poète. Ils aiguisent leur bec luisant contre l’écorce de l’arbre, s’ébouriffent les plumes du cou et les lissent à nouveau et je prie que les poèmes qui viennent soient moins mauvais. Mais ça continue pareil.

Lorsque je reviens vers ma voiture à l’entracte, elle était là, dans le paillis. Une explosion de bleu. Les plumes de geai bleu comme une pluie d’échardes tombée du ciel, une bonne poignée de plumes, perdues en plein combat, arrachées par les pointes acérées de la mort incarnée dans un prédateur.

Je les ramasse et je tente de recoller leurs barbules, frottant et frottant les lignes noires et bleues entre elles, tâche ardue voire impossible. Penché au-dessus de la plate-bande fleurie, avec zèle et haletant. Bénis soient les corvidés qui s’en branlent là-haut, corbeaux, corneilles et geais de tout acabit. Audacieux comme durs à cuire. Bénie soit l’impudence.

Et le poète ultime s’amène, celle que je suis venue entendre, et sa peau est fleurie de tatouages, et sa tête la crinière rouge d’un feu de forêt. Elle lit, au bout de son souffle, quelque chose qui parle de son origine amérindienne, la sagesse, sa sexualité queer. Partout les doigts se resserrent autour des bouteilles de kombucha, les orteils qui retroussent des sandales commencent à se tortiller dans le trèfle. La brume s’épaissit et je montre des dents de joie en entendant son chant strident je sais, la sagesse, mon amour, la sagesse, tourne-moi, la sagesse, roule-moi, la sagesse, baise moi, la sagesse . . . baise-moi comme une . . .   baise-moi comme une . . .   baise-moi comme une . . .

 

J’aurais aimé que tu sois là parce que je peux sentir quelque chose scintiller dans un endroit mort depuis longtemps et ça brûle comme un tison et cela ne m’effraie pas et je crois que tu ne m’auras jamais vu aussi brave parce que ces choses-là ne se produisent que lorsque je suis seul. J’aurais aimé que tu sois là parce que cette poétesse brouillonne est aussi vraie qu’une baise sauvage et ses mots qui pourraient atteindre ton inaccessible idéal vers lequel je ne saurais jamais t’élever.

La voix de la poétesse prend du coffre et je peux sentir le piquant des plumes transpercer ma paume là où je les serre si fort et c’est fini et je tape ma cuisse trop fort de ma main libre, mes os résonnent, et je peux sentir les yeux pivoter sur moi et s’éloigner. La poétesse amérindienne à la chevelure de feu replace le micro, toute son énergie dépensée. La foule se lève synchro et un océan de mains s’élève et entonne un interminable alléluia.

Je rends la coupe sale, la coupe propre et je plante le liège sur la bouteille, je murmure “elle n’a pas pu venir” à la fille qui me l’a vendue et je me vois, euphorique, tourner le dos et marcher, lancer au ciel la poignée de plumes bleues. Et je pense, la sagesse . . .

. . . la sagesse est le prix à payer pour l’avoir perdue.


Flying Bum

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Le périmètre du royaume

 

Dehors pour sa marche matinale en croquant la pomme qui lui sert de déjeuner, Léon se fout que les ombrages au sol ne proviennent d’un animal, d’un minéral ou d’un végétal, ou d’un sale braconnier perdu dans le bois. L’orignal, encore? Difficile à discerner. Il descend sa calotte directement sur la ligne de ses sourcils. Canté, le soleil d’un bébé juin est tout de même brillant, mais la tête de Léon est une chambre blanche, vide, des insignifiances cachées dans des petites boîtes de métal imprimé. Lâche ça! crie-t-il à son vieux cabot, un springer anglais qui mange des crottes de lièvre. Léon observe la crique et il souhaite secrètement qu’elle soit plus large, profonde, qu’il puisse y coucher sa douce sur le dos – Odile – et qu’elle se déporte, flottant, passé les fermes abandonnées. Jusqu’à l’océan où elle pourrait se faire, pour d’autres enfants, trésors de verre d’océan vert océan, un bec de pélican, la tête d’une vague qui s’abat sur la grève.

 

***

 

Pas un écureuil noir ni un siffleux. Pas le chat miteux de la voisine cul-terreuse. Peut-être rien que des branches qui projettent une ombre qui ressemble à s’y méprendre à une grosse tête d’orignal, le panache comme des racines dans l’herbe et son gros museau en forme d’arachide géant. Quand Léon avait-il vu un orignal pour la première fois? En chaloupe sur le lac Tiblemont avec son père, la seule fois où il est monté en chaloupe avec son père? Sur un road trip au Maine avec sa fille Charlie lorsqu’elle avait dix ans. Elle avait mangé tellement de sucre d’érable en forme de petite maison qu’elle avait dégueulé sur le siège arrière alors que Léon conduisait pendant des heures pour être certain qu’ils ne manqueraient rien sur leur liste et que Charlie éventait son visage rosi de coups de soleil avec la carte routière fripée.

 

***

 

Provoquant Léon, le chien entre et sort sans cesse du sous-bois tentant de sauter juste assez haut pour faire descendre les nuages encore plus bas. Des nuages jaunis par le soleil matinal qui s’appuient les uns sur les autres dans tous les angles possibles. La chemise de flanelle de Léon – froissée parce qu’Odile a cessé de repasser les vêtements de tous les jours l’année passée – est rentrée dans ses pantalons kaki retenus par une ceinture bien serrée. Les jambes du pantalon juste assez courtes pour éviter que la rosée ne s’y imbibe, qu’elle ne s’accroche qu’à ses godasses imperméables pas assez longues pour cacher ses bas qu’il changera dès qu’il rentrera, de toutes façons. Si la bande de sa calotte était assez large, il pourrait la replier au-dessus de ses yeux.

 

***

 

À travers une fenêtre ouverte il entend Odile parler au téléphone, elle rit fort fort. Une corneille ou un geai bleu. Il pense encore à la crique, sa douce emportée par les flots couchée sur le dos. Pas pour mourir, dit Léon à voix haute. Pas pour mourir. Ou voler, bien que Léon sache que c’est ce que les corneilles et les geais bleus font de mieux. Dans son dos, l’orignal acquiesce de la tête dans le fond de la cour. Le chien est maintenant une tache noire et blanche qui se confond dans le gravier de l’allée. Léon ouvre la porte d’en avant, un couloir en feuilles de platane. Du sable sur le sol en ardoise de la cuisine. L’odeur sucrée du pain, un pain cuit dix minutes de trop.

 

***

 

Odile partait ses dimanches avec des copeaux de fromage qu’elle coupait à même la meule avec son canif, une bière glacée. Elle en offre une à Léon. Trop de bonne heure pour moi. Ensuite, il croise le regard de Charlie avant qu’elle ne parte vers la terrasse délavée par les soleils de trop d’étés et que Léon n’avait jamais reteinte, elle descend les marches aussi grises et part jouer dans la crique près de là où les vaches perdues viennent s’abreuver. Attention aux marches, Odile crie-t-elle à la fillette et Charlie s’arrête, délace ses chaussures et les dépose l’une près de l’autre, un bas flanqué dans chacune – comme si elle les rangeait dans une garde-robe – avant de poursuivre son chemin les pieds dans le trèfle violet humide.

 

***

 

Maintenant au sous-sol, assis à son ordinateur, Léon ouvre un fichier. Une photographie de sa douce. Il trace un petit rectangle alentour du visage d’Odile et fait disparaître tout le tour, les sœurs alentour. Toutes ces femmes. De la fenêtre, Léon voit l’orignal en mouvance dans le soleil. Il se souvient d’une femme avec laquelle il avait voyagé, elle était un parfum en soi, elle portait des escarpins blancs et se drapait les épaules de petits chandails roses déposés directement sur sa chevelure. Sa douce sentait le céleri, portait des talons plats et ne possédait aucun vêtement pastel, ni brillant à lèvres. Elle adorerait la crique. Odile adorait se laisser aller, lentement.

 

***

 

Bien cadré, l’orignal était maintenant indéniable, épormyable. Alors le seul fond d’écran que Léon sauvegardait sur son bureau était celui qui confinait l’orignal dans le coin, et non en plein centre, de la cour. Dans le disque dur, une lettre tendre, vieille comme la terre, de son frère qui venait de tomber en amour avec une danseuse; un avis disciplinaire de son superviseur lorsque Léon avait commencé à entrer tard et à partir tôt, sans raison; une lettre de démission épique. Un poème à sa mère, aussi. Quelque chose de bien, de bien triste. Un disque dur le coeur gros de mots tendres.

 

***

 

À un courriel, Léon joint la photographie d’Odile. Le visage a tellement de choses à raconter, des messages que seule sa fille peut déchiffrer. Sur le manteau du foyer, près d’une vieille bouteille brune trouvée dans le bois qui tient trois branches de saule bourgeonnées, un portrait de sa fille, Charlie, ramasse la poussière avec la bouteille. Une photographie qui date de l’année de sa graduation du secondaire. La lumière qui frappe son écran, son visage en reflet recouvre parfaitement celui d’Odile sur la photo. Elle porte la moustache de trois jours de Léon, deux yeux gris sur deux yeux gris qui se font noirs. Léon porte les boucles d’oreille d’Odile. Elles me font bien, pense Léon. Mieux qu’à toi, dit-il au visage inerte d’Odile. À travers la fenêtre, Léon observe l’ombre de l’orignal qui s’allonge. Il y a des lunes et des lunes, Léon entretenait des aquarium remplis de poissons tropicaux, jusqu’à ce que Charlie se mette à frapper les vitres, semant la panique chez les pauvres poissons, faisant crier Odile.

 

***

 

Tôt le soir. Il marche dehors avec le chien, la bête file directement vers la crotte de lièvre fraîche. Odile est au téléphone, encore. Même s’il n’a pas plu cette semaine, la crique semble bien haute aux yeux de Léon. Dans sa partie la plus profonde, l’orignal est revenu, son museau large plongé dans les roseaux. Léon sort de sa poche une photographie de Charlie, petit carré de papier usé et décoloré. Il se rappelle une carte topographique qu’il avait aidé Charlie à fabriquer pour un projet scolaire. Comment des boules de ouate qui devaient donner une idée de l’élévation avaient finalement ressemblé à des nuages qui se seraient écrasés au sol. On jurerait entendre un orignal mastiquer.

 

Léon, lentement, marche la tête basse, observe l’herbe en chemin. Herbe, trèfle, rhubarbe du diable, violettes sauvages, fraises des champs et tutti frutti. Un rond d’herbe brûlée, jaune, chien stupide. Une tondeuse à gazon au loin commence son tintamarre de moteur à deux temps. Et c’est presque l’heure de souper.

 


Flying Bum

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Dans l’eau de là

Un poisson peint pour toi
Un mot écrit dans le désarroi
Bleu de Prusse tout éclat
Quelques vers au crayon de bois

Je t’écris un poisson arlequin
Je te peins trois alexandrins

Quand la lune vient inspirer
À la marée de se ramener
L’écume embrouille la frontière
Entre grève et eaux claires

Les pierres s’alanguissent
Sous la caresse des flots
Sur le sable dans un tango
Des sternes tracent des caprices

Je t’écris aussi la rivière
Je te peins deux-trois prières

La nuit par le moustiquaire
J’entends le poisson sautant
Et à l’eau comme une pierre
Éclabousser en replongeant

Comme un petit astronaute
Quitte son monde un moment
Pour entrapercevoir le nôtre
De nos rêves un menu fragment

Je t’écris tout mon bleu de Prusse
Et je te peins le plus beau sanctus

Quand le matin vient inspirer
À ta lumière de se ramener
L’astre embrouille ma paupière
D’encre bleue et d’eau claire

 


Flying Bum

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En couverture : Van Lanigh, Etretat 2.0, détail.

Intimation

Hier sied pour toujours
Demain pour jamais
Et si encore un jour
Je ne vous reverrais

Détourner le regard
Et l’eau gèle à la mare
Les photos accrochées
Au mur semblent s’effacer

Plonger nos mains ridées
Au fond des paniers passés
Lorsque nous nous reverrons
Coquillages, pierres, boutons

Je ne saurai trop quoi dire
Paroles ordinaires ou délire
Le temps se fait pluvieux
Dostoyevski vil artificieux

Restez donc chez vous
Belles joies dérisoires
Nous venons tous à bout
Nos chagrins de l’espoir

 


Flying Bum

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Comme des façons de se souvenir

 

Tu te souviens comment tu t’assoyais sur le plancher de ma chambre peinte d’énormes rayures rouges et bleues lorsque j’avais quatorze ans et que tu en avais vingt-et-un? Comment tu tournaillais une tresse alentour de tes doigts et que tu regardais au mur les affiches de mes idoles musicales que j’y avais accrochées et que tu me demandais si j’aimais vraiment cette musique?

 

***

 

Tu te souviens lorsque tu m’avais acheté un harmonica? Tu te souviens comment tu m’avais enseigné à souffler dedans de façon à ce que l’harmonica ne chatouille pas mes lèvres? Comment nous avons parcouru toute la gamme en mi mineur et comment j’avais réalisé que le sens profond de l’amour était lui-même contenu tout rond dans le mi mineur? Quel âge devrais-je atteindre pour avoir le droit d’y goûter?

 

***

 

Ne te reviennent-elles pas à l’esprit, ces frites salées, chaudes et graisseuses dans leur sac brun que nous mangions assis sur les bornes de béton d’un stationnement? L’asphalte brûlait nos orteils.

Et toutes nos phrases commençaient par, “et si nous avions le même âge . . .”

 

***

 

Tu te souviens lorsque le téléphone sonnait et sonnait lorsque nous écoutions Le charme discret de la bourgeoisie et que nous nous inventions des rêves comme les militaires du film? On ne répondait pas au téléphone et nous étions deux intellos européens qui divaguaient allègrement des heures et des heures et nous étions un film, un Bunuel, deux stars. Tu ne répondais pas à ce pauvre garçon même si tu le fréquentais vaguement à l’époque.

 

***

 

Je souhaiterais ne jamais avoir retiré mon chandail cette soirée du nouvel an. J’aurais dû aller me coucher avant le coup de minuit. Je n’aurais jamais dû boire tout ce champagne bon marché même si toi tu t’abstenais d’en boire. Tu t’abstenais toujours. J’aurais préféré te laisser descendre au sous-sol toute seule. Préféré que tu n’essaies pas de me convaincre que toutes ces lumières me dérangeaient. J’aurais préféré que tu ne les éteignes pas.

 

***

 

Tu te rappelles lorsque tu me cassais les oreilles à propos de combien heureuse tu te sentais? Je suis heureuse, disais-tu à mon oreille, mes yeux tournés vers le plafond les tiens dans le vide. Je t’entends encore.

 

***

 

J’ai eu dix-huit et tu avais maintenant vingt-cinq ans. Tu te rappelles toutes les blagues insignifiantes que tu me faisais à propos de mon âge maintenant légal? Tu te souviens comment les choses sont devenues beaucoup moins drôles après que j’aie soufflé les chandelles sous la tente au bord de la crique et que le matelas s’était mis à se dégonfler sous nos fesses? Moi je m’en souviens.

 

***

 

M’entends-tu encore? T’annonçant la nouvelle? J’étais accepté au collège, le même que toi. Je voulais être toi. Je voulais être à toi. À toi de me dire qui j’étais. À toi de me dire quand je pourrais être aimé en mi mineur, pour vrai.

 

***

 

Tu te souviens lorsque nous en avions discuté? On se demandait combien d’années étaient encore de trop? Et ni l’un ni l’autre ne savions plus vraiment quand rire des choses. Si ce n’est de l’amour, pourquoi étais-tu dans ma vie? Mais il me fallait assumer pour cela qu’il existe une raison pour laquelle les gens viennent et pourquoi les gens vont. Nous nous étions assumés de différentes façons. Et nous nous accrochions chacun à nos assomptions jusqu’à ne plus se reconnaître l’un dans l’autre. Jusqu’à ce que nous commencions à nous rappeler les choses de façon différente.

 

***

 

Tu te rappelles comment tu m’avais offert une vieille montre qui venait de ton père lors d’un chic dîner aux chiens chauds vapeur après que nous ayons oublié quand rire des choses? Le temps s’était arrêté à cinq heures moins vingt. Il y est toujours. Te souviens-tu de l’odeur rance de la graisse et des sièges de vinyle orange qui collaient à nos cuisses? Je m’en souviens. Tu te souviens, sur le chemin du retour, assise sur la barre de mon vélo, une pièce avait brisé et plein d’autres s’étaient mises à décrocher si bien qu’on avait dû l’abandonner sur le trottoir? Moi, je m’en souviens.

 

***

 

Tu te souviens comment la diseuse de bonne aventure du parc Belmont m’avait dit que j’avais deux âmes sœurs et que j’avais déjà rencontré les deux? Tu te souviens que je t’avais dit que tu étais une de ces deux âmes-là? Je regrette tellement de choses que je t’ai dites, ou tues – mais j’étais encore un enfant disais-tu et tu m’avais si bien appris à mentir.

 

***

 

“Souviens-toi,” m’avais-tu dit, “ta nouvelle vie adulte est une opportunité d’être qui tu veux. Tu peux raconter que tu as été élevé par les carcajous ou que tu vis dans une yourte au Tibet ou que tu as traversé le Costa-Rica à dos de mule.” Tu n’as jamais pensé aux conséquences inattendues de ces folles propositions sur ma petite tête de linotte, non?

 

***

 

J’avais eu en cadeau une caméra Polaroïd, tu te souviens? Celle avec un petit tiroir au bas qui permettait aux photos de se développer lentement – dans la noirceur de leur discrète intimité. Lorsque j’avais seize ans et que tu en avais vingt-trois tu m’avais demandé de me photographier avec. Mon frère avait trouvé la photo et je lui avais dit que c’était rien que pour moi, pour faire des esquisses au fusain. Aussitôt que je l’avais sortie du petit tiroir, j’avais su que cette photo ne serait pas pour toi. Je savais que je ne voudrais pas te la donner. Je savais que tu n’avais pas à la voir.

 

***

 

Tu te souviens des biscuits d’Halloween, des beignets au sucre blanc en poudre qui nous soudaient les deux moitiés de la gueule ensemble, des vernissages où on se faufilait sans carton pour chiper du vin et des ciné-clubs gratuits, les escapades nocturnes, nus dans le parc et le cahier avec un dauphin en couverture et les longues jupes qu’on portait pour y écrire des poèmes? C’était quoi tout ça sinon de l’amour en mi mineur. Quel âge devrais-je atteindre pour avoir enfin le droit d’y goûter?

 

***

 

Est-ce que tu m’entends maintenant? Moi qui te racontes la bonne nouvelle? Que je suis un grand garçon maintenant depuis belle lurette? Un homme, pour vrai. Et je sais maintenant que nous nous rappelons les choses chacun de notre façon. Comme une longue marche du fleuve vers mon appartement de Rosemont alors que j’avais maintenant l’âge que tu avais lorsque je t’ai connue. Je portais l’uniforme d’époque, sandales afghanes, jeans déchirés, je portais la tunique de lin, les cheveux aux fesses. Tu portais une peine d’amour. Te souviens-tu de ce que ton visage avait l’air lorsque tu m’as regardé pour me dire au revoir – comme si c’était la dernière fois qu’on se voyait, comme si nous n’étions pas en amour du tout.

 

***

Te souviens-tu de qui tu étais, toi, avant que l’on se rencontre?

 

Pas moi.


Flying Bum

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Un invité spécial

Sonnet d’or

Dans le soir triomphal la froidure agonise
Et les frissons divins du printemps ont surgi ;
L’Hiver n’est plus, vivat ! car l’Avril bostangi,
Du grand sérail de Flore a repris la maîtrise.

Certes, ouvre ta persienne, et que cet air qui grise,
Se mêlant aux reflets d’un ciel pur et rougi,
Rôde dans le boudoir où notre amour régit
Avec les sons mourants que ton luth improvise.

Allègre, Yvette, allègre, et crois-moi : j’aime mieux
Me griser du chant d’or de ces oiseaux joyeux,
Que d’entendre gémir ton grand clavier d’ivoire.

Allons rêver au parc verdi sous le dégel :
Et là tu me diras si leur Avril de gloire
Ne vaut pas en effet tout Mozart et Haendel.

 

Emile NELLIGAN
1879 – 1941


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L’autre noce

L’illusion trouve sa craque
Dans ma carapace patraque
Se glisse le long des fêlures
Fuit à travers moult blessures

De traîtres repos assassins
Ne ramènent plus les matins
Que le feu dans les corps tordus
Des pas vacillants, esprit perdu

Je pends aux cordes distendues
De mille archi-duchesses déchues
Accroché, un caniche déchaîné
Aux pans de leurs hardes élimées

Pour que la blessure enfante
S’accouple avec la vie fuyante
Dans une noce ultime et bénie
Par la paix, le silence et l’oubli


Flying Bum

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La diseuse dit

 

Elle voit des sentiers plus qu’épineux

Mon coeur, ma peau, plein de bleus

 

Hé ho elle sort le numéro chanceux

Douze sept onze quatorze vingt-deux

À la foire sur une petite carte bleue

Avenir radieux pour une piastre ou deux

 

La diseuse dit

 

Un de ces matins apportera l’accalmie

Matinées bien grasses, futiles rêveries

 

Je dis je suis le fils d’une pure inconnue

Nul ne sait par quel chemin je suis venu

Je flotte trois pouces sous la surface

L’onde fait tournoyer ma tête pugnace

 

La diseuse dit

 

Je suis détruit par de puissantes envies

De choses innommables et d’hérésies

 

Je dis je suis le cousin germain de la pluie

Une onde vibrante qui mouille ton lit

Le sable qui coule sur ton sable rêche

Rudes caresses dans ta brûlante crèche

 

La diseuse dit ci, la diseuse dit ça

Fait trois petits tours et puis s’en va.

 


Flying Bum

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Grand corps debout

Dans le miroir grand corps debout
les deux moitiés d’un même tout
le matin qui assassine de plus belle
et les oiseaux déclament la nouvelle

Tout se chante dans la détresse
ils sont musique et allégresse
riches du jour et moi de la nuit
d’un peu de froid et tout ce bruit

À travers la forêt de cônes oranges
les pieds meurtris dans les cratères
l’été s’espère et le chant des anges
encore un bel hiver laissé derrière

Il n’en viendra plus jamais autant
de ces banquises et ces enfants
petits doigts bleus lèvres fendues
au bout des rêves ou de ma rue

Ils sont bourgeons petits moutons
signent le matin, pluie et mousson
dans l’affront d’un dernier printemps
toute une gloire pour si peu de vent

Certains même épellent ton nom
sifflant en coeur débiles chansons
des chants traversent les vieilles peaux
les plus tranchants des longs couteaux

Dans le miroir grand corps debout
les deux moitiés d’un même tout
une qui vient de ses hivers lointains
une qui va de par les jours assassins


Flying Bum

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