Première neige

Ah la première neige ! Il me semble qu’il y a un an à peine elle nous tombait déjà dessus encore . . . cette première neige. La vie n’est-elle pas un fascinant autant qu’éternel recommencement? Ou une lancinante litanie qui revient année après année nous rappeler que le temps ne nous est que prêté sur un bail annuel. . .

Il me semble qu’il n’y a pas si longtemps encore, se réveiller à la première neige c’était comme se réveiller en plein conte magique, le génie complètement emporté. Comme si on lui avait lancé un grille-pain branché dans le morne bain de novembre où il baignait béatement les yeux dans le vide. Et survoltés nous courions comme des poules pas de têtes d’un garde-robe à l’autre à la recherche de nos tuques et de nos mitaines anxieux de savoir si nos petites bottes d’hiver nous faisaient encore.

La venue de mes premiers hivers sur les plateaux enneigés de l’Abitibi, au froid sec et pinçant, voulait dire qu’il fallait adopter de toute urgence un nouveau mode de vie où il fallait se protéger les babines au risque de passer l’hiver à se jouer après le bobo d’une lèvre éclatée, s’ensevelir dans de lourds habits de neige avec des grandes culottes à bretelles qui faisaient de jolis zwouit-zwouits quand nous marchions, bien que les épaisseurs limitaient considérablement notre liberté de mouvement. Et, après avoir passé moins de cinq minutes là-dedans, aussitôt la dernière fermeture-éclair remontée, l’impérieuse envie de pisser qui nous prenait et venait damner nos mères.

Nous finissions par nous habituer aux sons et reconnaître les mots maintenant filtrés et assourdis par les épaisseurs de foulard qui nous couvraient la bouche jusqu’au nez qui coulait allègrement là-dessus. Outre ce nez comme un érable au printemps, la tuque enfoncée jusqu’aux yeux, nous n’avions plus pour toute identité propre que nos petits yeux allumés et nos belles joues rosies par le froid.

Et les mitaines. La bonne chose avec les mitaines c’est qu’elles nous permettaient de placer nos mains en poings fermés pour conserver un maximum de chaleur. Mais de moins bonnes choses pouvaient se produire avec les mitaines. Plus petits, nos mères nous cousaient une corde pour relier les mitaines passant dans nos manches d’une main à l’autre pour ne pas les perdre. On appelait ça des mitaines de bébé-lala mais en fait, c’étaient des mitaines piégées. Lorsque nous avions une mitaine bien en place et que l’autre avait été enlevée et pendait, le piège pouvait se refermer à tout moment. Un grand despote haïssable nous attrapait la mitaine pendante et tirait un grand coup sec dessus dans l’espoir que de l’autre mitaine on se donne un bon coup de poing sur le nez. Et souvent ça fonctionnait.

À mesure que l’on s’enfonçait dans la froide saison, que les bancs de neige devenaient plus grands que nous, leurs cimes devenaient notre route quotidienne favorite vers l’école et souvent nous devions mériter notre place au sommet dans les tiraillages inévitables d’enfants en mal de la convoitée couronne du roi de la montagne. Au retour des classes, la traditionnelle construction des tunnels et des forteresses dans la neige, refuge pour nos plus belles guerres de balles de neige, siège de nos attaques contre des bonhommes de neige à la mine suspecte ou les rafales de mottes de glace contre les maraudeurs imaginaires, fils du bonhomme sept heures, nés dans les jeux d’ombrages de la noirceur précoce du jour. Faire tomber les longs glaçons pendant aux gouttières et essayer de les lécher sans que la langue ne nous colle dessus. Trouver le moyen de grimper sur le toit du garage jusqu’en haut et se laisser glisser jusque dans la neige épaisse et rester pris enfoncés jusqu’au cou. Ou simplement s’étendre sur le dos, agitant les bras et les jambes pour tracer des anges dans la neige, ou courir comme des malades sur l’emprise de la neige jusqu’au “spot” de glace qu’on attaquait de côté et qu’on espérait dominer en agitant les bras comme des ailes détraquées avant de planter misérablement sur la glace vive les deux pieds vers le ciel.

Et le samedi, courir à la côte de cent pieds et se jeter en bas dans toutes les embarcations de fortune qu’on y emmenait ou partir patiner sur la glace extérieure devant l’hôtel de ville au grand froid, payant notre droit de patiner en assumant la corvée de déneiger la patinoire avant de commencer, la bonne odeur du poêle à bois dans la cabane où nous allions ressusciter nos petits pieds avant de repartir se les geler de plus belle, aller s’engouffrer dans la calvette de béton du crique à marde qui, l’hiver, devenait dans nos yeux d’enfants une grande mine de diamants de glace bleue.

N’étaient-ce pas là les plus merveilleux moments que la vie pouvait nous offrir? C’est à se demander ce qui s’est passé avec l’hiver depuis. On dirait qu’il s’est transformé en un énorme paquet de troubles qu’on tente de fuir à tout prix sur les chaudes plages du sud, qu’il n’est plus que problèmes de voitures et de pneus, d’abris Tempo, de factures de chauffage ou de déneigement, d’essuie-glaces qui n’en font qu’à leur tête. Toutes nos cours sont organisées pour l’été comme si nous tentions de nier le retour même de l’hiver qui souventes fois nous attrape le mobilier de patio dehors, les pneus d’hiver dans le cabanon et le moteur de la piscine misérablement pogné dans la glace. Et nos yeux s’élèvent vers le ciel jouant à la victime comme si on n’avait rien vu venir, comme si l’arrivée de la froide saison nous visait personnellement. Fallait-il avoir autant grandi en sagesse et en âge pour ne plus envisager la beauté de l’hiver qu’à travers nos grandes baies vitrées, bien calés dans nos lazy-boys près de nos chauds foyers, un petit Brouilly à la main?

Après toutes ces bordées fondues dans nos mémoires et cet impitoyable cumul des ans, sont venus des enfants. Et les enfants deviennent grands, font des enfants à leur tour et les petits-enfants qui viennent bouleverser avec leur joie de vivre cette belle quiétude du vieux pantouflard qu’on est devenu. Mais Allah est grand, Allah est très grand. La première chose que l’on sait, un bon dimanche matin, la première neige revient nous surprendre.

Et le grand-père part à courir à travers les petits enfants comme une poule pas de tête d’un garde-robe à l’autre à la recherche de sa tuque, son foulard et ses mitaines anxieux de savoir si ses grosses bottes d’hiver lui font encore.

Flying Bum

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4 réflexions sur “Première neige

  1. Mon père nous jetait dehors de force.
    Et quand bien plus tard on rentrait,
    il pinçait nos joues rouges
    à nous en faire crier ou presque.
    Certains y verraient aujourd’hui un cas de DPJ.
    À l’image d’un monde frileux.

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