Lors de mes premières années à Montréal, j’ai travaillé dans le département de reliure d’une imprimerie commerciale. Je n’avais même pas l’âge légal de travailler dans une usine, j’avais chapardé la carte d’assurance sociale de mon frère. La shop était située au 3ème étage d’un édifice industriel le long du boulevard Métropolitain, la partie surélevée de l’autoroute. Deux piastres et trente de l’heure. Le plancher de la shop était exactement au niveau de la chaussée élevée du boulevard. Des jeunes gaspésiens avec qui je travaillais disaient en regardant par les grandes fenêtres passer les machines dans les airs: “Ciboire, y’ont même pus de place pour toutes se promener à terre icitte, y’en font passer d’in’z’airs, ça tient pas deboute!”.
Moi, je n’avais jamais vu autant de papier à la même place, en même temps, de ma vie. Et tout ce qui vient avec autant de papier. Des guillotines, des plieuses, des assembleuses, des encolleuses, des brocheuses, des troueuses, des encoigneuses, une sheeteuse. Dans ces circonstances, impossible de ne pas penser sans verser une larme à ma belle forêt abitibienne natale qui disparaissait tranquillement en pâte à papier notamment.
Un jour, j’ai vu monter une grosse boîte dans le monte-charge. Ils ont déposé la grosse boîte dans le bureau de madame Poitras, épouse du patron, bureau où les beaux innocents jeunes hommes comme moi à l’époque n’entraient pas sans risque. Elle avait “ses heures” madame Poitras et les doigts longs. Deux beaux techniciens en uniforme bleu et en chemise blanche ont déballé la grosse boîte et en ont sorti une machine intrigante. Une belle machine pleine de pitons. Ils ont travaillé quelques heures sur la machine avec des gants blancs pour l’installer à sa place et la mettre en marche, montrer à madame Poitras comment la faire fonctionner.
On distinguait très bien à travers la grande baie vitrée givrée les bras de madame Poitras s’élever vers le ciel et s’agiter, on entendait retentir des grands Oh et des grands Ah, d’interminables Ouhhhhhh.
Un soir que je faisais des heures supplémentaires et que le bureau était désert, je me suis faufilé vers la machine, mû par une curiosité malsaine. Je n’avais jamais rien vu de tel, une belle patente. Un petit voyant lumineux clignotait dans la pénombre du bureau désert. “Press a number” disait le petit voyant tout juste voisin d’un clavier numérique, comme pour me narguer. J’ai toujours eu un faible pour le chiffre 3 et ses belles rondeurs organiques, alors j’ai poussé sur le 3.
Instantanément un autre voyant s’est allumé au coeur d’un gros piton carré vert qui, lui, disait: “Push”. Alors j’ai poussé, tout de go. Le piton vert a immédiatement tourné au rouge pendant que la machine commençait à s’emballer, s’affairait à sa mystérieuse besogne dans une multitude de petits cliquetis, de bruits de moteur électrique, de vibrations, une lumière bleue vive et clignotante sortant par toutes les craques de sa carrosserie.
Que le grand Cric me croque vivant drette-icitte s’il n’est pas sorti de là trois beaux grands morceaux de papier blanc flambant neufs! . . . une machine à créer du papier!
La bonne femme Poitras avait probablement joué de la cuisse avec des savants fous pour avoir eu droit à un prototype pareil. C’est évident que la petite machine n’aurait pas pu fournir toute la shop en papier mais toute chose connait des débuts modestes me disais-je, cette invention pourrait sauver ma forêt abitibienne natale un jour, qui sait.
J’ai conservé les trois beaux morceaux de papier blanc précieusement comme des pièces à conviction et en sortant de là en faisant des manoeuvres de sioux pour ne pas être vu, je planifiais déjà d’y retourner avec la caméra Super 8 de mon frère pour filmer la preuve de ce que j’avais vu.
Il y aura toujours des incrédules face au progrès.
Flying Bum
Comment on faisait des copies à l’école.