Madame Cooper

Elle sentait bon la lavande. Elle était toute menue, toujours mignonne dans ses belles robes aux garnitures de dentelle. Sa tête était toute blanche presque bleue, sa longue chevelure toujours bien retenue en une savante toque sur sa nuque, de belles joues toutes roses bien que marquées sévèrement par des plis creusés par le temps qui la balafrait cruellement en fuyant. Une longue solitude avait emporté toute sa volubilité, comme si elle économisait ses mots qui me venaient comme autant d’offrandes toutes douces, que les plus ressentis et les plus beaux des mots. Je ne les comprenais pas tous, son anglais venait tout droit du nord-est de l’Angleterre là où son mari avait jadis travaillé au fond des mines de charbon et ma mère disait que c’était malpoli de faire répéter les vieux. On osait encore appeler les vieux des vieux à cette époque. Le son de sa voix comme une musique me suffisait quand quelques mots m’échappaient.

Une vieille photo de son époux dominait sur le haut du piano près de celles de deux grands garçons en uniforme qui n’avaient pas fait le voyage en Abitibi et qui avaient finalement abandonné leur jeunesse sous le feu des allemands. L’image des trois hommes vivait là, au milieu d’un jardin de belles fleurs en pots. Le tout disposé sur de belles dentelles crochetées prenait l’allure d’un petit éden installé là pour toujours sur le dessus du piano.

Dans l’indigence immense de l’Europe d’entre deux guerres, la grève du charbon de 1926 qui les avait poussés au bout de leurs ressources, la pneumoconiose qui affectait déjà son époux les avaient forcés à envisager d’autres cieux et ceux de l’Abitibi des années 30 s’annonçaient des plus cléments pour eux. L’Abitibi avait faim de main d’oeuvre minière, était pays de promesses, destination de rêve pour les mineurs captifs de la grande dépression.

D’autres comme eux étaient venus nombreux de toute l’Angleterre, de l’Europe de l’est, même de Russie, et tous leurs enfants de première ou de seconde génération qui peuplaient ma rue s’amusaient ensemble sans façon utilisant tous, même les petits canadiens-français comme moi, un anglais maîtrisé avec un bonheur variable pour se comprendre entre eux. Mais pour le pauvre monsieur Cooper, nul bien ne fût fait à son black lung* dans le tréfonds glacial et humide de la mine Lamaque. Après quelques années de dur labeur, il rendit son ultime souffle en débardant un trop lourd voyage de roc, quinze cent pieds sous la terre, en 57, l’année de ma naissance. Je ne l’ai jamais connu.

Et elle s’était retrouvée toute seule en Abitibi, toute seule avec ses souvenirs lointains de Lanchester, de ses deux petits soldats morts au combat et de son amour mort dans le ventre de la mine Lamaque. Elle était demeurée sur sa terre d’adoption, là où dormait maintenant son homme en l’attendant.

L’intérieur de sa maison était à l’image de la petite reine des lieux, propre, paisible, ordonnée, comme une petite maison de poupée à l’échelle humaine, un peu figée dans le temps. Une haute et épaisse haie de chèvrefeuille cachait sa toute petite maison et elle pouvait ainsi vaquer à l’entretien de ses fleurs et de son potager en toute discrétion à l’abri des regards. Je l’observais souvent lorsqu’armé d’un bocal je m’enfonçais la tête dans la haie chassant le bourdon dans la jaune floraison de juin. Quand elle m’y surprenait, elle me souriait et me disait : “Come, don’t be shy, there must be huge ones on this side.” J’aimais la musique de ce mot. Youuuuuudje. Et elle me laissait gentiment chasser sur son territoire et nous partagions plus tard une limonade fraîche dans sa balançoire en observant la chorégraphie désespérée de mes bourdons dans leur prison de verre.

De la rue, une percée comme une porte dans la haie ouvrait la voie sur un petit trottoir pour accéder à l’entrée de sa maison. Le soir de l’Halloween 1963, j’étais là, immobile devant la percée de la haie. Avec mon ami Normand, nous hésitions. Aucune décoration de circonstance qui aurait pu nous faire sentir les bienvenus mais la petite lanterne de porte qui éclairait jaune était bel et bien allumée et il y avait lumière au salon. J’avais six ans à peine. Les autres enfants qui passaient par là, des plus grands, nous lançaient de solennels avertissements : “N’allez pas là, elle est folle, elle va vous faire chanter avant de vous donner vos bonbons.”

Tout le temps que nous réfléchissions à la situation, aucun enfant ne s’était risqué à passer le trou, longer le trottoir et sonner. Mon ami n’était pas très chaud à l’idée lui non plus mais moi je la connaissais. “C’est une vieille sorcière!”, disaient au passage les grands espiègles pour nous faire peur. Pour moi elle n’était rien d’autre que notre voisine immédiate, mon amie croyais-je, ne me laissait-elle pas chasser le bourdon chez elle? Ne prenions-nous pas la limonade ensemble? Elle était gentille, madame Cooper, j’en étais convaincu. Alors, j’ai réussi à en convaincre aussi le pauvre Normand, le pressant de me suivre et nous nous sommes finalement présentés à sa porte.

Pour s’amuser, la vieille dame avait poudré ses belles joues davantage que de coutume et rougi ses lèvres exagérément. Elle avait enfilé par-dessus ses vêtements usuels un élégant châle de tulle noire et elle portait un long chapeau noir pointu comme les sorcières. Une bonne odeur de popcorn et de caramel chaud envahissait la maison. En me retournant pour dire à mon ami Normand: “Tu vois?” . . . surprise. Plus rien, nada. Il avait tourné les talons et pris ses jambes à son cou d’épouvante.

Elle me prit délicatement la main pour m’attirer vers l’intérieur, refermant la porte derrière moi. Elle ne me faisait pas peur du tout. Elle faisait innocemment semblant de ne pas me reconnaître sous mes hardes de guenillou d’un soir et elle me plaça debout près du piano, un lutrin posé devant moi. “Tu vas devoir chanter avec moi” me dit-elle lentement que je comprenne bien son anglais d’un autre monde. “Je ferai les couplets et nous ferons les refrains ensemble, je te guiderai.” m’expliqua-t-elle encore dans son anglais tout à elle.

Trempant le maïs soufflé dans le caramel encore chaud, elle en faisait des boules, elle y plantait un bâtonnet de bois et déposait tout cela sur un petit carré de papier ciré qu’elle rabattait et venait tortiller sur le petit manche de bois. Et elle savait faire les meilleurs caramels anglais naturellement. Ça sentait divinement bon et il n’y avait rien de mal à chanter après tout. Le jeu en valait amplement la chandelle, pensais-je alors. Elle s’installa gracieusement sur le banc du piano et amorça le petit air traditionnel anglais “Oh, would I were a bird”.**

Je me débrouillais déjà en lecture et les cousines m’avaient surnommé en rigolant le petit Josélito de Bourlamaque me reconnaissant quand même un certain talent vocal. Quand vint la partie qu’on devait chanter en duo, mon oreille avait déjà saisi l’air et les paroles sont venues comme si je chantais cette chanson depuis le berceau. Je n’avais jamais vu quelqu’un jouer du piano en personne, encore moins en être accompagné et chanter, j’étais fasciné, emporté. La vieille dame, curieusement, semblait tout aussi chavirée que moi. Elle se retourna à ma première note et une grande tristesse s’était soudainement emparée de son visage mais elle continuait à chanter malgré les larmes qui s’était mises à lui descendre sur les joues, traçant de grandes stries dans son fard de mardi gras. Je ne comprenais pas très bien ce qui se passait mais je sentais qu’une profonde et triste magie s’était mise à descendre sur nous, envelopper le moment.

Au dernier chorus, ses doigts ne touchaient plus aux notes et elle chantait avec moi a capella la voix tremblotante en me fixant du regard. Ma petite voix de soprano formait avec la sienne une divine harmonie. Vint un interminable et malaisant silence après l’écho de nos dernières notes. Elle se leva, passa délicatement sa petite main chaude et frippée sur ma joue noircie de vagabond d’un soir et elle me dit tout simplement: “Thank you, Loulou.”

En me conduisant vers la porte sa main sur mon épaule, je pouvais voir que les larmes n’avaient jamais cessé de descendre sur ses joues rosies d’émotion. J’étais transi de malaise de l’abandonner ainsi à sa tristesse. Du fond de ses yeux aux couleurs du chagrin surgit un bienvaillant sourire qu’elle m’offrit tendrement en me remettant deux boules de maïs au caramel encore chaudasse. Puis elle me pria de retourner bien sagement chez moi et de partager avec mon frère.

Nous avons eu elle et moi quelques autres rendez-vous comme celui-là, à l’Halloween et en bien d’autres circonstances encore où tout devenait prétexte à passer au piano dans une joie profonde toujours nourrie de la même mélancolie. Tous les Halloween depuis me replongent dans cette même tristesse bénie. Tristesse qu’elle fasse maintenant partie de mes fantômes d’enfant, tristesse qu’aucune friandise n’aie jamais pu depuis rivaliser avec le délice des boules de caramel de ma belle amie, mais encore que jamais plus nos deux voix ne rêveront ensemble de devenir cet oiseau qui vole souffler les plus doux de ses mots à l’être si cher à son coeur.

CHORUS

Oh, would I were a bird,

That I might fly to thee,

And breathe a loving word,

To one so dear to me.**

* black lungs: poumons noirs, nom familier de la pneumoconiose, maladie pulmonaire qui affecte particlulièrement les mineurs des mines de charbon.

** “Oh, would I were a bird”, chanson traditionnelle populaire d’Angleterre, paroles et musique de Charles Blamphin.

Flying Bum

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