Les hommes invisibles

J’ai noirci beaucoup de papier à ce propos, décrit la période à grands traits comme pure fiction, en entourloupettes rigolotes comme une caricature, en plus vrai que vrai d’autres fois. Puis je l’ai saccagé à coups de grandes ratures comme si de rien n’était, rien n’avait vraiment eu lieu, mais tout était bien là, toujours là. Sur mille carnets disparus depuis ou brûlés c’est pareil, en rapides diagonales, barbots illisibles, tenté en vain de ramener la fiction sur la terre ferme ou étendre une couche de terre sur la vérité. Oblique davantage qu’épique, récit imbuvable qu’oublier semblait la seule chose raisonnable à faire. Effacer tous les mots, tasser à jamais les témoins ou compter les morts, prêter le flanc ou tourner le dos, laisser le temps tout éteindre, guérir que voilà un bien grand mot. Les narrateurs de mes histoires sont en partie moi et je suis en partie eux, même lorsque c’est lourd à admettre, les uns se cachent derrière les autres, poussent l’autre par en avant et l’accusent, la voix des uns et des autres peut raconter tellement de vérités lyriques pour enfumer les bien-pensants ou le narrateur lui-même bien souvent.

“Mais quelquefois tout ce que j’écris à travers la lucarne de mes yeux râpés ressemble à un instantané, sinistre, rapide, criard, intensifié par sa propre vie, paralysé dans sa triste vérité. Tout est mésalliance.

Mais encore, pourquoi ne pas dire ce qui s’est passé?”

Robert Lowell, Day by Day, (traduction de moi)

Toujours est-il qu’en ces temps-là dans la force débridée de la vingtaine, sans avertir, mon esprit s’était mis lentement à prendre le champ, s’enliser dans une vase opaque. Voilà tout. Comme quand ti-cul on s’amusait à piétiner sur place dans les glaises du crique à marde avec nos bottes de pimp en se défiant les uns les autres. Qui se laisserait caler le plus creux sans paniquer, sans perdre finalement ses belles bottes au fond de la bouette dans ce jeu stupide, crier à l’aide qu’on nous sorte du marais siphonnant nos jambes sans pitié. Et j’ai perdu. J’avais pourtant un beau petit personnage public au-dessus de tout soupçon pour qui tout semblait baigner, je n’aurais jamais pu admettre une telle chose, personne ne passe aux aveux. Tout le monde joue le jeu avec tout le monde tout le temps. J’avais une compagne aimante, un poupon adorable, un boulot à faire, une belle job pour le gouvernement dans un beau collège, tous mes étés à moi. Dans ces conditions, qui n’eût cru que la destinée n’était pas déjà toute tracée en divines volutes embrassant l’horizon vermeil? Qu’elle ne me mènerait pas tranquillement par monts et par vaux partout, sauf tout droit dans quelque chose qu’on appelle honteusement du bout de la gueule un trouble de l’humeur? La chose me semblait bien assez répandue, quoique présumée gérable, surtout quand je comparais à quelques amitiés sincères que la psychose m’avait cruellement volées au fil du temps. Des esprits sains et particulièrement brillants partis à jamais sur un voyage de fous. J’avais raison. Mais encore j’avais tort. J’avais tout juste vingt-cinq ans. Qu’est-ce que j’aurais pu voir venir dans ce mauvais scénario où toutes les choses se mettent à se dérégler? Cette année-là, force m’est-il d’admettre que j’ai traversé un épisode pour le moins excessif.

Bien avant juin et la fermeture de mon atelier au collège, déjà je tournais en rond. Sa mère au boulot, j’abandonnais l’enfant à sa gardienne, je partais à la librairie du coin et j’achetais un livre au hasard. Si je l’avais aimé, je lisais l’auteur au complet. Puis j’achetais les livres par dizaines de dollars à la fois en me fiant uniquement sur le titre, le graphisme de la couverture, simplement sa couleur. Symptôme innocent. Puis les bandes dessinées européennes, beaucoup plus dispendieuses lorsqu’on réalise qu’elles se lisent en moins d’une heure. Vint un temps où je me rendais à la librairie, j’endossais mon chèque de paye et je le donnais au libraire. Heureusement que ma douce avait un bon salaire pour assumer le loyer, l’ordinaire. Elle ne posait aucune question, faisait tous les comptes sans m’en parler. Elle ramassait le courrier en entrant et elle le cachait; le courrier s’était mis à me terroriser, elle le savait, ça restait entre nous. Je lisais en berçant mon fils, dans le bain, au parc, je lisais tout le temps quelquefois toute la nuit. Je n’avais plus aucun sens du temps ni de l’argent. La fébrilité me prenait par grandes vagues. J’éprouvais une difficulté de plus en plus angoissante à retenir une idée dans ma tête, pas le temps de coudre les idées les unes à la suite des autres, ça déboulait trop vite. Des spirales de toutes tailles, des flèches pointant au hasard dans une direction ou une autre, des personnages ridicules sans corps que des membres raboutés, des lettres enluminées ne formant que bien peu de mots avaient remplacé l’écriture formelle dans mes carnets, artistique certes mais pénible à déchiffrer. Quelque chose d’effrayant dans le chaos, de beau et troublant. Dans un graphisme éclaté, un grand POW! toutes sortes de couleurs qui pissait des étoiles dans tous les recoins de la page, un superhéros. Je sentais le pouvoir d’un superhéros s’installer insidieusement en moi, toutes ses forces m’envahir. Mon égo s’enfler gros comme un cancer du moi-même. Je sentais que rien ne pouvait plus m’arrêter, même pas ces gentils prédateurs incrédules, empêcheurs de tourner en rond qui rôdent toujours alentour lorsque le sol devient instable sous nos pieds, que nous ne pouvons plus que combattre, que l’idée même de la défaite devient dérisoire, risible. Déjà bien assez de se battre avec toute cette nourriture qui devenait difficile à avaler, des litres et des litres de café, du vin de dépanneur bon marché. Et des clopes, un chapelet interminable de clopes. Ne plus se rappeler vraiment ce que les gens vous disent à l’instant même, se taire pour ne pas se trahir. Ce n’est jamais de la faute à personne, les innocents ont l’indifférence facile, les coupables le dos large. Si jamais tu te ramasses à l’urgence, n’en parle surtout pas à tout ce qui commence par p-s-y, disait le bon docteur du coin, jamais, es-tu fou toé, ça va rester dans ton dossier pour toujours. Malade mentalité mentale.

Il me disait tiens, prends celle-ci. Celle-ci ou celle-là, deux au coucher. Prends-en quatre le matin ou deux-trois le soir ça fait pareil, ça fait rien. Évite l’alcool, les drames, la police, c’est mieux de même. La jaune si tu ne dors pas, la verte si tu ne te réveilles plus. Une petite rouge avant les repas une grosse bleue quand tu ne manges pas. Peut t’étourdir, te faire somnoler ou provoquer l’insomnie, te tomber sur le coeur, te faire perdre momentanément l’appétit, le sang-froid, l’érection, les clés de char. Des choses qui peuvent arriver quand il ne se passe plus rien, des promesses, des promesses. Il n’y a pas de soulagement à prévoir dans un bref horizon, malheureusement. Lamictal-tal-tal, Olanzapine-pine-pine, Depakote-kote-kote, Neurontin-tin-tin, Effexor bâtard, l’arbre est dans ses feuilles Maluron Malurée. Mais parles-en pas à personne, Malurée est bien susceptible par les temps qui courent comme des poules pas de tête.

Je sais que cette histoire n’est pas celle que vous auriez voulu entendre, ce n’est certes pas la première que je vous aurais racontée. Ce n’est jamais qu’une histoire. La rectitude des mots et l’exactitude des faits s’y font la baboune. Personne ne sauvera plus personne, c’est la raison pour laquelle j’écris, le crayon bien serré dans mes doigts exsangues. Comme on serre un tronc d’arbre dans nos bras et qu’on s’accroche à sa force immuable; qu’on entend se lever les gémissement, les cris, la tempête. Que le plomb craque au bout du crayon. Qu’on veut retourner se crisser dans la neige sur le dos faire des anges, descendre dans la glaise douce et chaude, se laisser gober par elle. Et elle qui m’attendait tout ce temps, ses yeux parcouraient les traces laissées par l’écorce sur mon visage, y lisaient quelques lettres difformes qui tentaient de se rabouter en peu de mots pour écrire ma peur de ne pas revenir. Je prenais quatre, six, huit bains le même jour avec des feuilles mortes, des sels et des cailloux magiques pour la retrouver. Tenter la réunion comme un enfant pousse de ses petits doigts l’Amérique du Sud sur l’Afrique convaincu que ça va encore et toujours ensemble. Tu avales finalement deux petites jaunes en cachette, tu cesses lentement de parler tout le temps toujours trop vite de rien qui vaille; elle part toute belle danser ailleurs. Tu l’aimes tellement, tu n’as plus si froid. Tout va bien. Un enfant chaud collé au corps. Tu dors.

De biais de l’autre côté de la rue, au coin de la trois, dans une fenêtre du demi sous-sol en-dessous du salon de coiffure pour dames, À LOUER, me criait une petite pancarte orange fluo sur fond noir. S’adresser au salon. S’adresser au salon? À cent-cinquante pieds de chez moi, question transport, on ne fera pas mieux. Fallait pas me chercher. Voir si je pouvais me passer d’un beau local de même. L’appel de l’entrepreneurship intempestif était fort, une tare que je tiens de mon père qui ne voulait probablement pas s’effacer complètement de mes gênes. J’ai mis toutes mes énergies à focuser sur la bonne mise en scène et je suis entré m’adresser au salon. J’ai loué le local sur-le-champ, faut croire que rien ne paraissait, le mal toujours invisible. Tenez-vous bien ceux qui n’ont jamais vu une multinationale des arts graphiques pousser en-dessous d’un salon de coiffure comme un champignon magique. Les madames alignées la tête sous leurs ridicules séchoirs ne croiront même pas ça, le derrière va leur popper de la chaise, la tête leur monter s’enfoncer dans le globe brûlant. L’espace était idéal. Une petite pièce au fond sans fenêtre accueillerait mon banc de reproduction et la chambre noire qui vient avec, un espace plus grand qui bénéficiait de l’éclairage de deux fenêtres en coin accueillerait ma table à dessin, des tables de travail, mon bureau, du rangement, un divan pour faire cool. Un vieux pote qui habitait en haut du dépanneur voisin est venu m’aider à peinturer, étendre du beau tapis gazon brun rouille à la grandeur, on est partis en fous magasiner tout le matériel, on a emprunté le camion du dépanneur un vieil Econoline qui avait de la misère à se traîner de par les rues, on a tout ramassé y compris les équipements du pote en question qui se voulait photographe et qui avait décidé de s’installer avec moi, plus on est de fous. Des trucs de chez moi, de chez lui, en brouette d’un bord à l’autre de la rue. On a tout installé, aménagé, décoré en quelques jours, fébrilement serait un terme faible. On a pendu la crémaillère un peu plus que nécessaire; mon pote était alcoolique, un peu pour ça qu’il n’était plus mon beau-frère depuis un moment. Le dépanneur lui-même en personne qui voyait de la lumière de l’autre bord de la rue s’est joint aux festivités à la fermeture de son commerce avec son fils qui travaillait pour lui et quelques âmes en peine qui traînaient au dépanneur à défaut d’avoir une vraie vie. Le dépanneur avait aussi un discret petit revenu d’appoint à base d’herbe folle, de petits pavés d’haschich. Quand j’ai dégrisé le lendemain, j’ai réalisé un ou deux petits détails qui m’avaient jusque là échappé. J’avais maintenant un photographe alcoolique comme associé, un atelier de graphisme tout-équipé mais j’avais un calepin de commandes vide de tout trucage, aucune clientèle, pas de plan d’affaires qui tienne, et le pays qui amorçait une récession sans pareille. Bravo le timing. J’avais un vrai emploi qui recommençait à la mi-août au collège mais ça me semblait tellement lointain, irréel, improbable. Cou’donc, comme dirait le Marcel de Michel Tremblay, ch’tu tu-seul icitte à avoir des lunettes à pouvoir spécial?

Submergé, toujours. Affolé parfois. Toutes les choses se bousculent, les alarmes se déclenchent toutes en même temps; agir, toujours agir, vite, jamais assez jamais trop vite. Parler toujours, la gueule qui n’arrête jamais. Les ordres viennent de haut, tiens le menton hors de l’eau tant que tu peux. Pour certains, suffit de prier à se perdre l’âme, d’autres se noyer dans la musique, d’autres pris dans des tours de Babel en cure-dents, quelques bozos pathétiques écartés dans les centres d’achats. Moi, c’étaient les images, créer des images, les faire sortir du néant, être le premier à les voir venir, ébaubi. Petit je boudais la télé pendant la programmation mais j’y accourrais pendant les publicités, fasciné. À l’envers du monde déjà. De la sorcière bien-aimée, je ne retiens que son pauvre mari Jean-Pierre qui créait chez McMann & Tate, agence de publicité fictive, des images pour de la publicité télévisée, dans l’émission de télévision même, en pleine télévision, un héros de la subversion dans mon esprit, mais juste un autre dick finalement, un autre pauvre mortel mort plus tard tout seul comme un chien famélique et drogué aux opioïdes dans un parc à roulottes de l’enfer du New Jersey un pluvieux matin de novembre que tout le monde était occupé à regarder ailleurs que lui était retourné s’écraser dans l’anonymat du même bord du petit écran que tous les autres Tom, Dick et Harry que le nez magique de la bien-aimée sorcière n’y pouvait plus rien pour le pauvre homme ni sa douleur chronique insupportable et ses quatre chats qui pissaient partout. . .  relisez le passage mais trois fois plus vite, comme cela se raboutaient les pensées vitesse grand V, pathétiques grand P, couvait le feu sous la broussaille de ma cervelle en surchauffe.

J’ai décidé de tirer la chaîne sur les petits cocos toutes sortes de couleurs de la poule aux oeufs d’or des pharmaceutiques omnipotentes et de leur servile armée de bons docteurs du coin, l’heure de la délivrance était venue. Je me lance sans filet sevrer la déraison. Je ne suis pas le seul, évidemment je ne peux pas être le seul. Les autres, on ne les voit pas, tout simplement, mais ils se reconnaissent entre eux. Les âmes en congé d’invalidité, ces hommes invisibles sont partout. Me fondre avec eux dans la maîtrise de la comedia dell’arte, le désordre intérieur dissimulé sous des grands mouvements de cape à la Scapin, toute la fourberie d’un corps qui a l’air tout à fait sain qui joue que la vie est don’belle, la vie.

Jamais je n’aurais pensé que partir à la conquête du monde des arts graphiques passait par autant de beuveries avec tous ces voisins que je connaissais à peine. Camil entre autres, le dépanneur, qui avait au moins deux fois mon âge et un peu le physique et le look débraillé de W.C. Field. Il avait d’ailleurs été maître d’hôtel dans les meilleurs restaurants et aussi un prospère capitaine d’industrie dans le domaine de la cravate. Jadis habitant un chic bungalow de Duvernay, il crèchait maintenant dans le sous-sol de son dépanneur après avoir défié son épouse de choisir entre lui et deux énormes toutous au poil long frisé comme deux énormes moutons de l’enfer. Femme négligée autant que négligente, il n’en pouvait plus de vivre sous trois pouces de poils tout le temps, d’en respirer à pleins poumons et d’en manger inévitablement. Ou de passer toujours troisième. Elle avait choisi les chiens. Un simple grabat derrière un mur de caisses de Coke, une cuisine de fortune où il pouvait popoter avec brio n’importe quel plat connu dans une simple poêlonne électrique. Son hygiène personnelle se passait chez Hervé qui avait eu pitié de lui, Hervé était le propriétaire du duplex où je vivais rue Beaubien en face, de biais avec le dépanneur. Un autre beau superman à deux vies, introverti qui ne vous regardait jamais dans les yeux, illettré et peintre en bâtiments la semaine, flamboyant lead-singer d’Hervé Valiquette et ses musiciens la fin de semaine dans tous les grills westerns alentour de Mont-Laurier. À observer le dépanneur juste un peu, il devenait clair que lui aussi pouvait tout faire avec ses lunettes à pouvoir spécial. Birds of a feather diraient les chinois. Comme les bleuets, les fous ça vient par talles.

Les affaires n’embrayaient pas à un rythme satisfaisant à mon goût bien qu’on y était que depuis une semaine ou deux et c’est Camil le dépanneur qui avait finalement flairé la bonne affaire. À trois maisons de là, il y avait un commerce de secrétariat tenu à bout de bras par une vieille dame et sa fille. De bonnes clientes du dépanneur. C’était bien avant les ordinateurs et on y faisait à contrat toutes sortes de choses reliées au secrétariat, de la dactylo, de la rédaction et de la traduction, un peu de comptabilité, de l’adressage postal pour des petits périodiques, de la photocopie, un peu d’imprimerie. Une petite presse AB Dick, une plieuse, une guillotine à papier, quelques menus équipements de typographie et de reliure. La dame voulait vendre, prendre sa retraite. Évidemment, avec les équipements d’imprimerie et le petit fond de commerce, la chose devenait intéressante. La dame demandait douze mille et elle était prête à nous laisser Alice sa fille, pour un temps. Ni laide ni jolie, sans style et sans âge, un regard tantôt creux tantôt malicieux, Alice connaissait la routine de l’affaire et elle était particulièrement bonne dans les chiffres disait sa mère. Ni moi ni mon photographe alcoolique associé n’avions douze mille piastres à mettre dans le coup. Le dépanneur emballé par la belle affaire qu’il avait dégotée pour ses nouveaux amis a allongé tout bonnement la somme et nous avons longuement célébré l’événement le soir même sous le salon de coiffure, on the road again, I just can’t wait to get on the road again. Quand j’ai dégrisé le lendemain, j’ai réalisé un ou deux petits détails qui m’avaient jusque là échappé. J’avais maintenant en Jean-Guy un partenaire ex-beau-frère photographe alcoolique, Camil un ancien capitaine d’industrie de la cravate aux allures de W.C. Field comme financier associé, pas un mais bien deux plans de nègre amorcés dans le même code postal, Alice, une vieille fille étrange mais soi-disant bonne dans les chiffres maintenant à ma charge, une business inconnue mais bien réelle à faire rouler le matin même, personne de nous tous qui savait comment opérer une presse AB Dick et ma douce qui ne savait rien de tout ça encore. Du grand délire.

L’égo gonflé comme une montgolfière chauffée à blanc, tout se justifiait comme par magie; dans pas long je serais big. Quand l’argent pleuvrait sur nous comme la misère sur le pauvre monde, la douce abattrait son mur de silence une fois pour toutes. L’incrédulité n’aurait qu’un temps. Je portais mes lunettes à pouvoir spécial tout le temps, rien ne semblait avoir le culot de me barrer le chemin. J’étais fort. On m’avait nommé président haut-la-main, pas de pilules, rien. Une autre âme en peine s’était jointe à la fête. Un autre beau-frère sorti au repêchage, quelqu’un qui savait faire chanter une presse AB Dick sans fausses notes et ma chorale d’associés prenait lentement du corps. Camil avait préparé une variété hallucinante de petits canapés où dormaient pour toujours des petites choses qui venaient de la mer sur des petites douceurs qui venaient d’ailleurs, des petites sauces qui devaient venir d’un frigidaire quelque part, un solide cure-dents de fantaisie fièrement planté dans le centre comme un mât avec son petit drapeau froissé de cellophane colorée. Il avait fait nettoyer son costume de maître d’hôtel, s’était même fait la barbe, il sentait l’Aqua Velva et servait les convives incognito, ne voulait pas qu’on le présente comme notre associé. Silent partner était sa ligne, il y tenait, ça l’amusait. Jean-Guy comme à son habitude avait mis des heures à se préparer en gars décontracté qui n’avait pas l’air préparé tant que ça, pourtant tout dans sa tenue était étudié dans le détail du détail. Le champagne coulait à flot dans des flûtes en plastique et tout un chacun jacassait en même temps en se dandinant comme une volée de pigeons auxquels on aurait lancé de la moulée. Je me promenais d’un groupe à l’autre en me donnant de la contenance avec ma flûte, passant des cartes d’affaires fraîches faites à tout un chacun. Son monsieur et la madame Chose qui nous avait vendu son commerce qui procédait à la passation des pouvoirs en quelque sorte, le nez du bonhomme, ciboire, jamais rien vu de pareil, sur une peau crevassée et parcourue de veinures bleutées et de cratères blancs huileux, un énorme “brandy nose” motonné comme un chou-fleur toutes sortes de couleurs occupait tout le centre de sa grosse face ronde, sa fille Alice drôlement fringuée la tête comme plantée entre deux épaulettes jaune-pettant plus larges que dans Star Trek, l’étrange regard vicieux la face longue mais la jupe courte, des représentants de commerce qui deviendraient nos fournisseurs. Madame Chose nous présentait les clients dans leur beau linge de cocktail qu’on essayait de convaincre de rester clients après le départ de la patronne, qu’on les servirait comme du monde et tout le tralala. W.C. Field en beau maître d’hôtel n’avait pas pu s’en empêcher. À tour de rôle il nous attirait discrètement dans la cour arrière histoire d’aller goûter à sa nouvelle batch d’afghan qui grimpait nous grafigner le génie comme une belette enragée. Je n’entendais plus qu’une basse-cour de dindes qui gloussaient des borborygmes insensés, je n’osais pas parler, on avait poussé la note une coche trop haut, ça commençait à fausser de partout. Le bonhomme Chose et son appendice nasal de film d’horreur se ruait littéralement sur le buffet comme si sa femme l’avait privé de manger depuis leur nuit de noces en 39. La gueule lui a ouvert grand comme un crocodile et s’est refermée sauvagement sur un pauvre canapé, vieux innocent. Le cure-dents oublié dedans lui a embroché la langue et le palais ensemble. Il a bleui, la face tordue, s’étouffait, il a avalé tout le manger de travers en pompant désespérément son air par en-dedans et recrachait tout ça violemment mais le cure-dents tenait toujours bien en place. Le buffet s’est couvert de mottons de nourriture mâchée restituée, de bave et de sang mêlés. Dans l’horreur du moment plusieurs se sont dit qu’il était tard tout d’un coup. Dans la confusion qui régnait quand les ambulanciers ont installé le bonhomme sur la civière, je jure vrai comme je suis là que j’ai vu sa fille Alice faire des efforts surhumains pour s’empêcher de rire. Au moins mon supplice prenait fin. Mais cette fille me faisait de plus en plus peur.

La gaffe. On avait fait venir mon président de syndicat. C’était la pratique d’usage lorsqu’un employé venait offrir sa démission sans document écrit, il fallait un témoin syndical. La date de retour prévu était passée depuis trois ou quatre jours et je ne m’étais toujours pas présenté au travail, il fallait bien que j’agisse un jour ou l’autre. J’avais pris la peine de passer à l’atelier avant, ramasser quelques choses auxquelles je tenais avant qu’on m’enlève les clés. Je l’appelais la couette, mon président de syndicat qui eût été un si grand homme si tous avaient eu la même appréciation de sa personne que lui-même. La couette à cause de sa ridicule chevelure noire, rare et raide, lissée avec zèle, qui lui descendait jusqu’aux fesses finir en parfaite ligne droite avec sa ceinture de pantalon, pas un poil ne retroussait. Mais merde sa couette, mon mépris venait d’ailleurs. Maintenu président presqu’à vie en sacrifiant stratégiquement les conditions de travail des corps d’emploi peu nombreux comme le mien au profit des groupes majoritaires comme les appariteurs ou les employés d’entretien, son idée du syndicalisme me levait le coeur et je ne me gênais jamais pour le lui rappeler dans toutes les assemblées générales.

Dans la petite salle de réunion, je me sentais marqué au fer rouge par des stigmates beaucoup trop voyants mais le panel n’y voyait que du feu. À peine la directrice des ressources humaines m’avait-elle fait une moue étrange ne semblant pas saisir comment ni pourquoi on pouvait abandonner un statut si enviable de fonctionnaire de l’état, dans un environnement aussi permissif et décontracté qu’un CEGEP et en pleine récession économique de surcroît. Avoir su ce que je sais aujourd’hui, j’aurais réclamé un long congé d’invalidité aux frais de la reine bien que cela impliquait l’aveu officiel de l’inavouable et le retour des petits cocos toutes sortes de couleurs. Je préférais encore assumer ma diversité, mon invisible invalidité. La couette que j’ai cru avoir vu retenir péniblement un sourire baveux était demeuré stoïque et silencieux tout le long de l’entretien et n’aurait jamais eu, en toute syndicalité, la brillante idée de me tendre la moindre perche. J’ai quitté sans me retourner ce foutoir ennuyeux pour retourner à mon cirque céleste.

L’automne était venu, la neige pas loin derrière. On ne comptait plus les heures, celles travaillées pas davantage que celles festoyées. Alice s’était abonnée à nos festivités débridées et se donnait aussi à fond dans l’entreprise en roulant perpétuellement des grands yeux couleur du désir pour le beau Jean-Guy qu’elle voyait littéralement dans sa soupe. L’argent s’était mis à entrer après des débuts plutôt lents. Des élections provinciales tombées à point nous avaient apporté plus que notre lot de contrats, tous au noir mais on ne crachait sur rien, on se pilait sur le coeur mais on ne laissait jamais d’argent sur la table. Le prix du marché multiplié par une fois et demi pour l’argent sale des libéraux; pour les souverainistes de même qui payaient cash la facture des créditistes qui tentaient un retour sous Fabien Roy ce qui finirait par diviser le vote en faveur du PQ. Le calcul vaut le travail, toujours. La petite presse et les opérations alentour avaient roulé presque 24 heures par jour. Le pauvre Richard qui était le seul à rouler l’AB Dick avait toutes les allures d’un zombie mort debout à côté de sa machine. Puis, un client unique occupait presque toutes les heures disponibles de la presse à imprimer des circulaires qu’on assemblait ensuite, qu’on insérait dans des enveloppes et qu’on expédiait par courrier partout en ville. On troquait aussi avec ce client pour que notre propre circulaire soit distribuée du même coup dans tous les envois sur l’île de Montréal et cela faisait sérieusement boule de neige, le téléphone ne dérougissait plus après chaque envoi. Hervé était venu peindre au pistolet tout le sous-sol jusque là inoccupé et qu’on avait libéré de toutes les divisions inutiles. Ni cet espace nouveau ni nos équipements rudimentaires ne suffisaient à répondre au carnet de commandes. On embauchait à la pige toutes les âmes en peine du dépanneur pour les tâches manuelles, les belles-soeurs, les beaux-frères, les fils d’Hervé. Les plaintes s’étaient mises à se succéder, le bruit devenait insupportable pour le voisinage plutôt résidentiel, les machines, les camions de livraison, quelques petites fêtes nocturnes icitte et là. On avait besoin de donner un grand coup. S’équiper mieux, déménager dans un espace industriel, embaucher.

Alice avait fait l’habile démonstration de son talent pour les chiffres et justifié le petit reflet démoniaque que son regard laissait parfois entrevoir. Elle avait monté un plan d’affaires de toute beauté, en deux phases, pour soutirer du financement à une grande banque fédérale para-gouvernementale. Une première phase immédiate de 250,000$ pour acheter les équipements dont nous avions grandement besoin, financer le roulement et payer notre déménagement, la deuxième phase d’un demi-million dans un an, totalement lyrique et conçue uniquement pour exciter le directeur de crédit que nous avait référé notre “ami” libéral fraîchement élu. Une idée d’Alice, qu’il tombe dans le panneau de la première phase aveuglé et salivant déjà sur la deuxième phase qui ne viendrait probablement jamais. Un échafaudage minutieux de chiffres, graphiques mirobolants à l’appui, qui ne tenaient sur absolument rien d’autre qu’eux-mêmes et l’impressionante qualité du document de présentation tape-à-l’oeil digne des multinationales, préparé par Alice encore une fois. Elle était vraiment bonne dans les chiffres. La vie du gouvernement minoritaire de Joe Clark ne tenait plus qu’à un fil, des élections fédérales étaient imminentes. Ils ont payé. Un quart de million. On the road again, I just can’t wait to get on the road again.

De loin je pouvais voir dans le petit rétroviseur la face du conducteur qui me regardait bizarre. Un vieux volks qui attendait patiemment son feu vert dans la nuit au coin de la cinq, la voix chaude et suave dans la radio qui chantait What’s going on? à tous les mauvais esprits qui habitaient chacune des cellules de mon corps imbibé qui écoutait, paralysé la chanson préférée de ma douce, Father, father, we don’t need to escalate . . . Une main qui s’accroche à la clé. Une qui serre la poignée de porte. Deux mains qui s’agrippent à la gorge du mal et qui serrent à plus finir, pour en finir. L’oeil qui fixe la serrure qui tourne d’un bord tourne de l’autre. Les genoux mous, les baves chaudes qui montent dans la gorge du gars flou dans le reflet, de la vitre, des carreaux, de la porte, du logement, du duplex, de la rue, de Beaubien, de c’t’assez de de, calvaire.

Puis plus rien. L’enfer. Non, l’enfer c’est rien à côté de ça, moi trente-six fois dans trente-six petits carreaux de verre. Personne d’autre n’est ici, l’enfer c’est trente-six moi.

Clic.    Et la porte pivote sur ses gonds lentement, dévoile un long escalier droit qui ne finit plus de finir en montant, droit, tout droit par en-haut, tout le temps, le haut de la côte qui se perd dans l’obscurité. Madame la ministresse, monsieur el présidenneté, distingués membres de l’académie sans-génie, je tiens aussi à remercier sincèrement mes deux genoux qui m’ont toujours soutenu et mes deux bras qui ont été à mes côtés tout le long mais on ne va jamais monter la côte emmanché de même, ciboire. Jamais. On va refaire notre vie en bas de la côte, coucher sur le trottoir. Mais je ne voulais pas. Je savais que la tempête devait redescendre, toutes les tempêtes finissent par aller se coucher, je devais monter vers elle, monter pour que tout redescende.

Regarde en bas si c’est haut !

Mon îlot pacifique et luxuriant en plein océan de marde atlantique. Le calme n’existait plus qu’autour d’elle, se déposait sur elle comme une douce et chaude bruine d’été, se glissait tout le long d’elle dans ses draps chauds. Elle s’en venait la rosée des petites choses qui ramène le matin, je l’avais sentie venir, ce n’est que par elle que le répit viendrait. Elle et mon fils si petit qui ne méritaient rien de cette vie étrange qui leur glissait entre les doigts comme le sable du marchand pas mieux que fou qui se pointait quand tout le monde dormait déjà.

Luc, tu vas-tu être correct? Luc?, ça criait.

What the fuck? Ça venait de l’autre bord de la rue, une drôle de grosse face qui retroussait dans un châssis de cave de dépanneur, une vision. Mon corps s’est élevé tout seul s’engloutir dans la noirceur en haut de l’empilade de marches d’escalier, léviter rien que par la frousse et les nerfs.

Camil agrippé solidement swignait du corps désespérément derrière le volant du vieil Econoline. Comme pour pousser, forcer avec lui, comme si c’était utile. Le vieil Econoline râlait, se traînait au ralenti essayant de monter la côte en faisant un boucan du saint-ciboire, en donnant des coups, des ruades désespérées. Crachait de l’huile comme un tuberculeux crache des mottons de poumon. On ne va jamais monter la côte Sherbrooke emmanché de même, ciboire! La police va nous ramasser comme une grappe de bleuets mûrs. Hostie de Jean-Guy à marde. Richard assis sur le siège du helper respirait sa vie la face verte sortie par la fenêtre, le visage sans expression, rien, niet, nada. Ses yeux tenaient à peine ouverts, regardaient nulle part. Une jupette trop courte révélait une longue échelle dans le nylon de ses bas, monte dedans pis baise mon cul, Alice dormait béatement affalée la face dans un rond de bave sur la cuisse de Jean-Guy avec sa gueule barbue qui riait comme un débile de vaudeville et ses yeux qui s’en battaient les couilles et qui pleuraient comme une madeleine, les deux coincés sur le plancher du truck entre deux piles de caisses de bière. Je tenais mon équilibre comme je pouvais, monté sur le protège-moteur entre les deux sièges, le cul me valsait par en avant par en arrière. Et j’avais des haut-le-coeur comme dans la souris folle du Parc Belmont. On en avait viré une maudite apparemment, je voyais blanc, double, flou, picoté. Je me souvenais vaguement de dentelles frisées blanches qui s’agitaient sur les instruments de musiciens rouge-luisant, des têtes noires laquées, d’une musique ethnique, des tables montées comme pour une noce mais ce n’étaient les noces de personne. J’ai quand même inspecté mes doigts mi-nu-tieu-se-ment. Beaucoup, beaucoup de vin rouge et du bon, des trous normands corrosifs, des montagnes de fruits de mer, des bancs entiers de sardines rouges grillées qui brûlaient la gueule. Des espagnols? Des portugais?

Dans un long moment de confusion, Jean-Guy était parti pisser dans les chiottes qui étaient un étage plus bas au rez-de-chaussée, était sorti discrètement reculer l’Econoline dans la ruelle et avait “transvidé” une partie du backstore dans la boîte du camion, cordé jusqu’au plafond des caisses de bière, de vin, de fort. Puis il avait remis innocemment l’Econoline à sa place sur St-Laurent et était remonté finir la fête avec nous autres.

Hostie de Jean-Guy à marde, que’cé qui t’as pris, calvaire. Si on se fait coller, on passe la nuit en-dedans, sans-dessin, j’va perdre mon permis de dépanneur. C’est beaucoup trop pesant, on montera jamais la tabarnak de côte Sherbrooke emmanché de même. On va refaire nos vies en bas de la côte, tabarnak!  

Jean-Guy marmonnait, c’est beau aussi en bas de la côte, un sourire débile aux lèvres; il avait sauté la coche depuis longtemps, rien d’intelligent ne sortait de sa bouche. Je l’avais rarement vu dans un état aussi second. Camil était furieux, bleu banane, je ne l’avais jamais vu dans un état de frustration pareille. Il gesticulait, gueulait.

Et pout-pout on s’est rendus chez nous comme ça; le vieil Econoline nous a pout-pout ramenés jusqu’à Rosemont. Le bon dieu des innocents, la providence des ivrognes, une grève de la police? Camil et Richard, les deux seuls encore semi-vivants, ont sorti la cargaison de l’Econoline et passé le butin par un châssis de cave du dépanneur. Après, Richard est parti se coucher dans son beau char sport qui était resté dans la cour de l’imprimerie tout ce temps-là.

Dans le fond d’un halo céleste et lumineux comme dans les vues, j’ai reconnu la porte du duplex à Hervé, là où j’habitais de l’autre côté de la rue et j’ai suivi docilement les étoiles zigzagantes en manquant de peu un vieux Volkswagen d’où sortait la chanson de ma douce. Camil toujours en beau calvaire a carrément abandonné Alice et Jean-Guy dans l’Econoline, claquant violemment derrière eux la portière chambranlante du vieux Ford. Môtel en tôle, suite nuptiale, sorryno vacancy.

Ensuite le p’tit maudit châssis de cave a mangé le drôle de gros monsieur à plat-ventre sur le trottoir en commençant avec ses pieds, gobait son corps lentement aspiré par le trou de béton se gardant sa grosse face pour le dessert. La drôle de grosse face criait quelque chose.

Les choses ont commencé à déraper à peu près là.

“In the end, every hypochondriac is his own prophet.”

― Robert Lowell, Notebook

À suivre

Le Flying Bum

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