Je ne m’étais jamais vraiment posé la question. Pour moi il avait toujours été évident que l’habitat naturel du petit bradype ou paresseux tridactyle était quelque part dans la grille de mots croisés de mon journal quotidien favori. Aïs. Je pouvais le trouver là presque chaque jour, coincé dans un petit recoin de trois cases, bouche-trou par excellence de tous les constructeurs de grille blasés ou paresseux et des cruciverbistes rompus à leur opportunisme crasse. Ou lorsqu’un éclair de sophistication frondeuse vous illumine à la toute fin d’une partie de Scrabble et qu’il vous reste deux voyelles à placer sur la planchette, “a” et “i”, et que vous les collez sur un “s” compte triple, alors vous tapez des mains et vous vous écriez, hautain et baveux : Bradype ! Tridactyle d’Amérique du sud ! en quittant la pièce triomphal pour le plus grand dam de vos adversaires ébaubis.
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Ainsi avaient toujours été les choses jusque-là.
Bien sûr, il m’était arrivé une fois ou deux en zappant nonchalamment de tomber sur cette bête un tantinet ridicule et sans la moindre trace de la malice typique d’une bête sauvage des jungles de l’Amérique du sud, suspendue lascivement la tête en bas grignotant lentement quelque feuillage, laide et le regard éteint, le rythme lancinant et endormant d’un demeuré pas trop vite, juste une autre blague à peine drôle de dame nature qui ricanait seule dans son coin maladivement.
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Ainsi, disais-je, avaient toujours été les choses jusque-là, jusqu’à ce qu’un bon jour, blasé d’à peu près toutes choses comme on peut l’être après deux heures à lire des magazines insignifiants dans une salle d’attente qui n’avait jamais porté son nom avec autant de justesse, je tombe sur la stupide bête dans les pages écornées et jaunies d’un National Geographic datant au moins des fastueuses années cinquante. Un hurluberlu avait provoqué de toutes pièces une inondation dans la jungle du Surinam, Guinée hollandaise si je ne m’abuse, et les bêtes s’y noyaient allègrement – cervidés et ocelots, fourmiliers et singes-hurleurs rouges et tout un paquet d’autres bêtes aux noms impossibles à mémoriser. “Orphelin de l’onde” titrait l’article. Et en page 28, tout en couleurs, l’air d’un itinérant après un long hiver le pelage ébouriffé et cotonné par la boue et l’eau qui l’avaient souillé puis avaient séché sur la pauvre bête aux yeux tristes et mélancoliques qui s’était tenue à flot s’agrippant désespérément sur la tête de sa mère qui tenait elle-même sur le dessus d’une souche, mon vieux pote de mots croisés et de Scrabble à trois ridicules orteils qui sert essentiellement à remplir trois cases de mots croisés perdues se tenait là, déboussolé, le regard éteint. Il avait attendu patiemment pendant que l’eau montait et montait sur la mère qui fixait son tendre regard de mère paniquée sur son rejeton risible et laid qui était perché sur elle s’agrippant à sa tête de ses six ridicules orteils. Et bien sûr, elle est morte noyée pauvre elle pour garder son bébé vivant le temps qu’on vienne à son secours. Elle ne lui servait plus que de coussin d’appoint, aussi immobile que morte, une commode extension à la souche qui l’avait sauvé des flots et le regard perdu du petit sur la photographie du célèbre magazine n’était pas totalement dissemblable de celui de la truite de ruisseau reposant sur les glaces concassées de l’étal du supermarché semblant se demander où avait bien pu passer sa crique adorée.
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Depuis cette bouleversante lecture où j’ai braillé comme un veau dans la salle d’attente de mon ophtalmologiste devant des badauds qui se mirent hypocritement à laisser une zone tampon de trois chaises entre eux et moi, si d’aventure je croise l’aïs dans un mot croisé ou que je reste coincé avec les deux voyelles maudites au Scrabble, jamais plus l’envie de baver ni de faire mon triomphant ou mon prétentieux ne me viennent tout de go à l’usage du petit mot de trois lettres. Je fais maintenant comme une sorte de pause, une respectueuse minute de silence d’une dizaine de secondes et je pense très fort à lui et à sa pauvre mère et je conclue, le cœur au bord de la gueule gonflé d’amertume et les yeux au bord des larmes, que la pauvre bête derrière le mot de trois lettres aux deux syllabes phonétiques imposées par son tréma et qui ne sert qu’à remplir trois cases perdues de la grille par sa définition imposée par les trois ridicules orteils du pauvre bradype tridactyle d’Amérique du sud que l’aïs est finalement, et somme toute, une très, très belle bête. Et moi, avec le temps, un vieux braillard ridicule.
Flying Bum