Adéline

 

Lucky n’était pas un pimp mais il adorait s’habiller comme un pimp. Chaque matin que le bon dieu ramenait sur la Nouvelle-Orléans, il s’affublait de sa superbe fourrure de chinchilla, ses Ray Bans radioscopiques, ses bottes de cowboys en alligator dont il faisait systématiquement spinner les éperons une fois chaque pour la luck, un énorme cigare qu’il se plantait dans le coin de la gueule sans jamais l’allumer. Ensuite il descendait dandiner son petit cul de blanc rue Sainte-Anne où il recevait les salutations distinguées du dixième bataillon des anges en talon aiguille – les chéries noires, les poupées blanches, les créoles babys, les Katrinas les tétons serrés dans leurs tops minuscules– shit, même les vrais pimps se retournaient pour lui lancer leur “Hey, Lucky!” quand il passait.

 

La plupart du temps, le soir, il les saluait de la main sans lâcher son cell des yeux. Aux petites heures, il continuait son chemin vers sa piaule. Il ouvrait son manteau de poil et se plantait le bozarlo devant la porte du frigo ouverte à la recherche d’un peu de fraîche. D’autres fois, il s’arrêtait un moment, jaser, raconter des histoires aux filles désoeuvrées les nuits tranquilles.

 

 

La seconde fois que Lucky avait rencontré son Dieu en personne, la première c’était pareil, il avait la tête enfoncée entre les cuisses noires de son amie Adéline Bonsant. Adéline aimait bien les hommes comme Lucky. Adéline aimait bien les femmes aussi. Juste au moment où Adéline était sur le bord d’atteindre le sommet de la première côte, comme elle s’étirait le bras désespérément trop court pour atteindre les derniers glaçons dans le bol suintant sur le chevet du lit, sa main avait fini sa course sur la tête de Lucky et la ramenait avec force dans son piège de chair noire le suppliant de s’acharner à la besogne et de la ramener là où elle était sur son premier sommet. Et plus haut même. Toujours plus haut. Et elle était partie jouir aux confins du cosmos de toutes choses, les yeux tremblants revirés par en-dedans, hors d’elle-même et de cette chaleur étouffante. À mesure et par réflexe davantage que par malice, elle écrasait la tête du pauvre Lucky entre ses puissantes cuisses brûlantes et c’est là qu’il avait commencé à voir tout blanc. Au fond du tunnel de brumes blanches, Lucky avait vu apparaître son Dieu sous la forme d’un énorme grizzly à deux têtes. Et Dieu lui révéla avec deux voix en canon qui ressemblaient en tous points à la voix de Yogi l’ours mais en stéréo :

“Les mathématiques sont le langage du fric, tu aurais dû mieux mémoriser tes tables de multiplication, crétin!”

 

“Fuck”, avait-il dit ressuscitant lentement après que l’étau des cuisses d’Adéline s’était relâché à mesure que ses cris de jouissance s’étouffaient lentement dans la nuit torride et que le sang remontait prendre sa place dans sa tête de linotte, “Si seulement j’avais su.”

 

 

Sous l’éclairage fantomatique trop blanc et trop cru de la minuscule salle de bain, Lucky se gargarisait en prenant tout son temps. Elle s’était faufilée derrière lui dans l’espace ridiculement étroit et s’était enroulée trois-quatre tours de papier-cul alentour de la main et l’avait arraché du rouleau avant de le passer dans la zone sinistrée. “T’as été très sweet”, avait-elle dit, “je sais que ça ne goûte pas toujours nécessairement comme un matin de printemps dans ce coin-là.”  Il a souri du mieux qu’on peut sourire les joues pleines de Listerine, avait levé la tête vers l’arrière, ouvert la bouche, et s’était gargarisé et gargarisé encore avec une force exagérée et dans un vacarme assez fort pour que les voisins l’entendent. Il avait redescendu la tête puis regonflé les joues. Sans avertir et un sourire narquois au coin de la gueule, Adéline lui avait planté ses doigts entre les côtes. Lucky chatouilleux comme une fillette avait pouffé de rire bombardant le miroir d’une puissante bruine bleue.

 

 

Tout le long de la très étroite rue Tchoupitoulas, ils allaient sur un tempo de promeneurs pas trop pressés. Les trottoirs trop étroits pour deux, ils se suivaient de chaque côté de la rue chacun sur son trottoir en longeant les murs noirâtres. La chaleur avait tout jauni la pauvre végétation qui tentait de colorer d’un peu de vert le bas des murs et les craques dans le ciment des trottoirs. Huit pieds de haut, les hautes murailles maquillées de graffitis leur cachaient totalement la vue sur le Mississipi, à l’exception des longs bras d’acier des grues installées sur la grève qui s’élevaient icitte et là devant le brûlant soleil couchant. Ils auraient pu choisir un itinéraire plus agréable pour se rendre au traversier mais Adéline voulait absolument s’acheter un verre de glace concassée à l’ananas. Elle ne voulait pas passer dans le quartier de sa future épouse, la féroce Mélinda comme Lucky l’appelait, elle ne voulait surtout pas qu’elle l’aperçoive avec Lucky et s’imagine le pire encore une fois. La féroce Mélinda serait alors tombée dans une de ses transes violentes et aurait arraché les tiroirs de coutellerie qui auraient volé partout et du revers du bras balayé des tablettes tous les cannages et les chaudrons. Puis, la tempête passée, Adéline aurait été obligée de nettoyer tout ça et tout remettre en place, heureuse tout de même d’être restée toute d’un morceau.

 

La boule de glace à l’ananas avait tracé de longues coulisses jaunes sur son poignet pendant qu’ils marchaient. Toutes les fois que Lucky passait par ici, il se rappelait toujours que dans les jours meilleurs, c’était aux alentours d’ici qu’Adéline lui avait demandé : “Tu trouves pas que le Mississipi dessine comme une grande raie du cul en plein milieu de la Nouvelle-Orléans?” Lucky avait alors fait une drôle de moue amusée. “Regarde sur une carte, tu vas voir”, avait-elle dit pour clore le sujet.

 

La rue se faisait plus large à l’approche du pont couvert, les trottoirs aussi. Lucky avait rejoint Adéline sur son trottoir. Elle avait léché les taches collantes de son poignet, fait une boule avec le cornet de papier puis l’avait lancé vers le haut du mur. Il avait rebondi tristement devant eux. D’un coup de pompe, elle l’avait poussé au canniveau. Les mains d’Adéline étaient moites jour et nuit depuis sa naissance, même après qu’elle les ait essuyées en les frottant sur son short de coton. Quand elle avait pris la main de Lucky dans la sienne, elle était encore moite et un peu sirupeuse. Lucky lui tenait la main comme on tient la chose la plus précieuse au monde, comme on tiendrait la main d’un enfant agité en traversant une rue occupée.

Ils partageaient maintenant leurs regrets et se racontaient leurs peines en marchant tranquillement leurs deux mains unies se balançant à l’unisson.

“Je dors juste par ti-boutes, quinze minutes à la fois, ça me tue.”

“Je suis toujours épuisé même quand je me lève le matin.”

“Mon oreiller vient plate et mouillé dans le temps de le dire.”

“Ma grand-mère est mourante dans les îles et je n’ai même pas les moyens d’y aller.”

“Mon père est un chien bâtard.”

“Ma mère est nouille comme une enfant de six ans.”

“Mes cheveux sont secs et drus comme une toast brûlée.”

“Je fais toujours les mêmes hosties de niaiseries.”

“Je ne peux jamais dire ce que je ressens vraiment.”

“Des fois on dirait que mon cerveau fond et me coule dans le fond de la gorge.”

 

Et les questions que Lucky n’auraient jamais osé poser. Jamais.

« Pourquoi les magnolias se mettaient-il à fleurir juste à mentionner le nom d’Adéline? »

“Pourquoi faut-il que tu aimes les femmes juste un petit peu plus que les hommes?”

 

 

Ils ont traversé la rue et se sont engouffrés dans le pont couvert.  À l’autre bout, ils en sont ressortis dans la chaleur collante, les fumées empestant le souffre et les relents putrides de la rivière aux eaux brunes où attendait le traversier au bout d’une longue passerelle d’acier rouillé. Lucky savait qu’elle s’arrêterait un moment avant de se décider. Il regardait Adéline s’engager nerveusement sur la passerelle instable s’agrippant aux garde-fous de chaque côté. Elle se retournait vers lui les yeux tout piteux comme s’il avait le pouvoir magique de la débarrasser de ce vertige insensé. Les quelques moments d’arrêt qu’elle faisait, elle examinait les palles des grandes roues du traversier, les poffes de boucane noire qui sortaient de la longue cheminée du bateau, les mouettes criardes au-dessus de sa tête. Jamais en bas. Au loin sous l’effet du soleil orangé, des étincelles de lumière s’échappaient du clocher de cuivre d’une église et dansaient tout le tour, comme les étoiles de la fée autour du château de Disney. L’église où la féroce Mélinda attendrait Adéline au pied de l’autel un de ces quatre matins quand ce serait permis enfin.

 

Lucky regardait les derniers rayons de soleil déposer des reflets de bronze comme les plus grands bourbons sur sa belle peau couleur chocolat au lait. Il pensait à tout ce qu’il aimait d’elle et qu’il avait dû lentement abandonner depuis la féroce Mélinda. Il se disait que rien n’est éternel ici-bas, ni leurs amitiés particulières, ni l’énorme monstre d’acier devant eux qui se prenait pour un bateau que la rouille grugeait lentement mais sûrement, ni les murs noirâtres de Tchoupitoulas street ni même cette maudite rivière toxique comme la raie du cul puante de la Nouvelle-Orléans. Tout devenait toujours plus chaud, humide, pourri, insupportable, le feu de l’enfer consumerait tout ça au ras du sol dans pas long.

 

Il l’avait rejoint au bout de la passerelle, le bout où il avait encore le droit de se tenir. Elle avait acquitté le voyage et traversé la guérite puis s’était arrêtée là. Ni lui ni elle n’avaient dit le moindre mot à propos de la dernière nuit passée ensemble à combattre le feu par le feu. Venus du traversier, comme un murmure rauque du roi Statchmo et des éclats joyeux de sa trompette s’évadaient du steamboat et allaient rebondir en écho sur les murs de la digue au loin.

 

Des enfants sales, nus pieds en bedaine, couraient en criant sous la passerelle avec des chapeaux de pompier beaucoup trop grands pour leur tête et s’arrosaient avec les eaux sales de la jetée plein leurs petites chaudières rouillées.

 

Elle est montée sans se retourner.

 

 

 

Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonMauve

Adéline est la version revisitée 2020 d’Acid Queen, texte qui date des années 70.

 

 

Une réflexion sur “Adéline

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