Mort digne dingue

Mardi, j’ai assassiné un petit matou.

Mardi, j’ai assassiné un petit matou et mercredi matin j’étais au travail comme si de rien n’était, je n’ai rien dit à personne, je bricolais innocemment des emballages sur ma table à dessin. “Voulez-vous votre logo sur les quatre faces?” ou “Est-ce qu’un fond noir vous intéresserait, c’est tendance?” ou encore “Est-ce que je positionne le code à barres en-dessous ou sur un côté?” Jamais je ne leur aurais dit que j’avais assassiné un petit matou. Je ne l’aurais jamais dit à personne, point à la ligne. Ils auraient été profondément choqués de mon geste ou alors totalement indifférents. Les deux possibles réactions m’auraient plongé dans un profond malaise.

Dans le fond, techniquement parlant, je n’ai pas assassiné le petit matou. Ce n’est pas moi qui tenais la seringue.

Mais je tenais le petit matou. Pas tellement longtemps avant, je tenais la plume. Quelle est la différence, vraiment, entre la plume et la seringue? Les deux ont une extrémité pointue. Les deux peuvent administrer des substances cruciales. Poison létal. Encre. Mots. Mises à mort. Mon geste était un peu de tout, un peu de rien, et après je n’ai que signé mon nom et tenu le petit matou.

Pendant que j’attendais l’arrivée du vétérinaire, il m’est venu à l’esprit la possibilité de repasser la porte, fuir la lumière crue des lampes au-dessus de la table d’opération, traverser la salle d’attente et m’en retourner dehors avec le petit matou. Dans les derniers éclairs de ses tristes yeux vitreux et les soubresauts de son corps squelettique, j’étais son unique port d’attache dans ce lieu mystérieux et épeurant pour lui, mes bras son seul réconfort. J’aurais pu me lever et repartir avec lui, mais je suis resté là avec le petit matou dans mes bras. Je l’ai tenu. La chaleur de mes bras et sa confiance en moi le gardaient immobile davantage que mes mains, pendant qu’elle l’emplissait de poison et ma main flattait sa petite tête noire et blanche et je murmurais des mots ridicules et inutiles à son oreille avec une voix d’église.

Le petit matou avait un nom.

Le petit matou avait un nom, mais j’aime mieux le taire. Son nom est encore vivant dans mon esprit et l’exposer au grand air risquerait de le voir se désintégrer et tomber en poussière comme une momie déterrée trop vite. Je vais plutôt vous parler de Paul.

Je vous parle de Paul et je vois une immense pile de magazines périmés dans une salle d’attente d’un hôpital. Les odeurs d’éther me montent au nez. Un Maclean par-dessus un Actualités par-dessus un Maclean, racornis. Les images sont en noir et blanc tellement ça date. Je vous parle de Paul et je me vois moi-même épuisé, écrasé au fond d’un vieux fauteuil en vinyle gris à dévisager les faces longues, livides et luisantes autour de moi, mes deux mains moites exsangues agrippant les appuie-bras. Sa femme à côté de moi stoïque, silencieuse. Je me revois à cet endroit où mon esprit retourne quelques fois comme un éternel prisonnier de ces instants pénibles et il crie toujours les mêmes mots. Ceci se produit réellement – ceci ne peut pas se produire réellement – ceci ne devrait jamais se produire – ceci se produit réellement – il n’y a pas d’issue – aucune lumière au bout d’aucun tunnel. Tous les mots qui s’entrechoquent dans mon esprit noient une à une les rares options heureuses que ma raison propose. Qui va le secourir, guérir mon père, ou le tuer? . . . maintenant? . . . ou quand? . . . mes frères? . . . moi?

Là où je ne voulais jamais me trouver, là où personne ne veut se trouver, c’est de se ramasser les pensées coincées dans une trappe infernale à se dire peut-être que le petit matou aurait survécu. Quelques jours, quelques semaines de plus… ce que j’en sais c’est qu’il restait au petit matou, à ma connaissance, au moins trois ou quatre vies sur les neuf qui lui étaient imparties par une stupide légende. Il aurait pu devenir un vieux patriarche obèse enroulé sur lui-même sur une étagère, immobile comme un chapeau de poil . . . non.

Aussi bien assumer qu’il serait mort de toutes façons. Autant assumer qu’il aurait cherché péniblement son souffle, qu’il aurait souffert sa vie les viscères rongés par le cancer si je ne l’avais pas assassiné.

Techniquement parlant, ce n’était pas un meurtre.

Il y a toutes sortes de mots. D’autres mots. Compassion, pitié, laisser partir, un choix difficile, cela fait partie de la vie, parti au paradis, dire au revoir. Tellement de beaux mots sirupeux à la texture de sables mouvants. Assassinat est un mot fait de pierre et d’acier. J’aime mieux me considérer comme un assassin plutôt que de m’enfoncer dans les vases mouvantes de la rectitude.

Si mon esprit revient dans cette salle d’attente un long moment, mes mains moites agrippées aux appuie-bras de cette chaise bancale en vieux vinyle gris, le décor glauque en noir et blanc d’une autre époque, éventuellement mon corps s’appuie sur les bras de la chaise, se lève et marche le long du corridor sans fin, rejoindre Paul. Et je croise un médecin et je lui parle encore avec ce que mon père appelait une petite voix d’église, une voix basse et hésitante, étouffée au fond de la gorge. Je lui parle de morphine et de dosages, on jase, là. Je lui parle de mesures extraordinaires et de souffrance ordinaire, cruelle, inutile, sans retour. De prescription revue sous le coup de la fatigue, sa femme qui croit encore, en vain, à bout de force et de prières. Il m’écoute. Il sort un carnet de sa poche de sarrau.

Une plume.

Je reprends mes esprits un long moment devant la porte de sa chambre. Je me rends à son chevet et mes doigts effleurent le peu de cheveux qui ornent toujours sa tête blanche, je sais que je ne dois attendre aucune réaction, ses yeux ne s’ouvrent même pas un peu, qu’un souffle rauque et mécanique, malaisant, je lui dis tout de même que j’ai offert à son épouse d’aller se reposer un peu et je lui explique aussi simplement avec une voix d’église comment je viens juste de l’assassiner.

Mais peut-être que cette fois-ci je vais me laisser aller à le toucher. Peut-être cette fois-ci il se redresserait dans son lit, qu’il respirerait avec ses propres poumons, que ses yeux s’ouvriraient et qu’il me regarderait comme un père regarde un fils et qu’il me dirait fais-toi-z-en pas, tu te rappelles combien j’en ai gazé avec le muffler de mon char des portées de petits chats enfermés dans une caisse de beurre en bois, c’est vraiment pas tous les chats qui ont droit à neuf vies.

Et on essaierait d’en rire ensemble. Pour un instant je ne serais plus autant un assassin. Et je sortirais la planche de cribble et les cartes, et les 15-2, 15-4, 15-6 joyeux résonneraient dans la chambre jusqu’à ce que la toux le reprenne et les cartes sautilleraient, glisseraient partout d’un bord et de l’autre sur le drap recouvrant ses jambes décharnées. On en rirait. On passerait tout le paquet de cartes deux-trois fois plutôt qu’une et ce serait une partie mémorable.

Et on prendrait tous les deux le temps en otage, entre la plume et la seringue de trop et quelque part le petit matou serait encore en vie.

 

Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonMauve

 

 

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