Des faux numéros avaient commencé à se produire à une fréquence plutôt anormale. Les faux numéros étaient toujours des voix d’hommes qui demandaient toujours à parler avec Carolane. Lorsqu’Adéline répondait qu’elle n’était pas Carolane, qu’elle ne connaissait personne qui s’appelle Carolane, quelques-uns mâchouillaient quelqu’excuses du bout de la gueule, d’autres insistaient que c’était bien elle, Carolane, arrête de niaiser, ou que Carolane se cachait probablement pas tellement loin du téléphone. D’autres avaient vraiment envie d’élaborer à propos de la légèreté de certaines femmes. Oui, approuvait Adéline, cette Carolane a l’air d’une petite christ. Oui, c’était cruel de donner un faux numéro. Oui le monde des rencontres était un monde cruel parfois. Non l’usage du terme petite christ ne convenait pas à une conversation entre étrangers, t’as juste à ne pas répondre insistait le petit ami d’Adéline. Mais Adéline était à la recherche d’emploi et toutes les fois que le téléphone sonnait, son coeur voulait juste arrêter de battre. Elle courait de la salle de bain à moitié rhabillée, les culottes à moitié relevées, elle s’enfargeait partout et risquait sa propre vie pour aller répondre. Mais même après avoir décroché le poste de sa vie, elle avait continué de répondre. C’était plus fort qu’elle.
Un lendemain de veille alors qu’il avait la tête comme un melon d’eau, son petit ami du moment, excédé, l’avait quittée après plusieurs faux numéros qui lui buzzaient douloureusement dans le crâne. Adéline avait calmement débouché une bouteille de vin et elle avait réactivé son compte Coeur à prendre. Tout ce qui était changé, son âge qui passait de trente-et-un à trente-deux et la constatation qu’elle ne l’avait jamais vraiment aimé de toutes façons.
Et ça sonnait encore.
“Carolane est morte.” avait-elle répondu une fois, excédée. Le pire c’est qu’elle sonnait crédible, comme une sœur de Carolane éplorée et prise avec le fardeau de répondre à tout le monde après le tragique accident de Carolane. Accident de voiture? Mauvais équipement de bungee? Elle ne connaissait pas l’état de santé ou les habitudes de vie de Carolane alors ce devait être quelque chose comme une mort subite.
“Oh, my god,” répétait sans cesse l’homme au bout du fil. “Oh my god.”
L’homme semblait profondément touché, bouleversé, Adéline ne savait plus quoi dire.
“Non, pas vraiment, elle n’est pas vraiment morte” avait-elle finalement avoué. “Je ne connais pas Carolane. Vous avez composé un faux numéro.”
“Calvaire!” L’homme avait fait une pause comme s’il attendait une explication. Puis il avait raccroché.
Il n’avait aucune raison valable d’être si choqué après elle. Adéline essayait seulement de lui épargner la tristesse et la douleur du rejet. Pourquoi voulaient-ils tous Carolane? Qu’est-ce que Carolane avait de si spécial? Adéline passait des heures à s’imaginer Carolane, d’abord en se plaçant dans la peau d’une tête de linotte incapable de noter son numéro de téléphone correctement et qui attend chez elle, misérable, en se demandant pourquoi tous ces hommes ne la rappelaient jamais. Puis elle se l’imaginait en femme mariée, éternelle flirteuse mais jamais assez brave pour conclure ses flirts comme il se doit. Ensuite, elle se demandait où Carolane pouvait bien rencontrer tous ces hommes. Carolane, s’inquiétait-elle tout en finissant de peindre sa grosse orteil d’un superbe vernis bleu irridescent, avait définitivement beaucoup plus de plaisir qu’elle. Potentiellement, du moins. Plus tard ce soir-là, Adéline bien endormie sur le divan, le téléphone avait encore sonné.
“Oui, allo?” avait-elle répondu, un peu endormie encore.
“Shit, je t’ai réveillée, je suis désolé, vraiment.”
“Non, ça va. Je ne dormais pas du tout.”
Son interlocuteur ne l’avait pas contredite, mais elle sentait bien qu’il ne la croyait pas.
“On a eu beaucoup de plaisir hier soir, n’est-ce pas.” avait demandé l’homme pour lancer la conversation.
“Qui parle, là?”
“Léopold. Léopold Simoneau d’hier soir. Tu m’as donné ton numéro.” Petite pause. “Écoute, désolé Carolane de t’avoir réveillée, tu veux que je te rappelle plus tard?”
“Je suis tout à fait réveillée.”
“D’accord. Bon, je t’appelais juste pour te dire que cela avait été très agréable de te rencontrer, est-ce qu’on pourrait se revoir pour souper, mettons vendredi?”
“Souper?” avait-elle répondu. “Pourquoi pas?”
Lorsqu’elle avait été complètement réveillée, elle cherchait un moyen de valider l’info dans sa petite tête. Avait-elle vraiment accepté une rencontre avec un prétendant de Carolane?
***
Rendez-vous sept heures, resto espagnol dans le Vieux-Montréal. Adéline avait mis sa robe favorite, petite robe noire assez courte qui lui galbait admirablement les seins mais pas les hanches, elle n’aimait pas ses hanches plutôt étroites. Elle était un quart d’heure d’avance et faisait le pied-de-grue devant le resto. Chaque fois qu’un homme passait la porte, elle demandait, “Léopold?”
Ses trois premières tentatives s’étaient avérées des fausses balles. Puis, à sept heures pile, un homme avec la tête poivre et sel se présentait. Plus vieux qu’elle ne l’avait espéré. Fin quarantaine, peut-être même cinquantaine mais il portait un superbe complet trois-pièces. Elle révisait dans sa tête ses assomptions à propos de Carolane. Peut-être que Carolane courait les “sugar daddies”, flirtait un brin devant un verre ou deux et invoquait soudainement un mal de tête stratégique. Ou elle disparaissait simplement sans laisser de traces à la recherche d’un homme plus jeune, plus “hot”, le genre qu’elle appréciait davantage.
Léopold observait Adéline tout en refaisant sa cravate puis il avait hypocritement regardé son téléphone. Ses yeux avaient définitivement fait des allers-retours entre Adéline et le téléphone. Elle avait vu mais très rapidement la photo sur l’écran de téléphone et la Carolane sur le cellulaire avait l’air plus vieille qu’Adéline un brin. Elle était soudainement anxieuse.
“Léopold?” avait-elle demandé.
“Oui?” Il avait passé sa main dans ses cheveux pour les replacer un peu.
“C’est moi, Carolane.”
Il l’avait regardée plus attentivement les deux sourcils en mode froncé. Elle s’était demandé s’il portait usuellement des lunettes.
“Tu as l’air différente,” avait-il noté.
“Ah, oui?”
“Tu as l’air plus petite et tes cheveux ne sont plus blonds.”
“Ça a vraiment été tout un chiard pour trouver du stationnement, n’est-ce pas?” avait-elle enfilé rapido pour faire diversion et se sortir du guêpier.
Elle l’observait voir s’il continuerait avec ses comparaisons embarrassantes. Il s’était passé la main dans les cheveux encore. “Désolé,” avait-il dit. “C’est de ma faute, il y a tellement de monde dans le Vieux-Montréal le vendredi.” Il lui avait ensuite ouvert galamment la porte.
Elle avait lancé les hostilités avec une margarita, lime, sans sel sur le verre.
“Même chose pour moi.” avait-il commandé, et il avait souri. Il savait plaire.
“Alors que fais-tu dans la vie?” avait questionné Adéline.
“Dentiste, tu ne t’en souviens pas?”
“On était plutôt saouls,” avait-elle répondu. Les margaritas arrivaient dans un synchronisme parfait. Elle avait sifflé une petite lapée rapide. “J’ai toujours des caries même si je me brosse les dents trois fois par jour et que je passe la soie dentaire, pourquoi?”
“Cela fait partie des gènes, certaines personnes, il n’y a rien à faire.” avait-il répondu. “Moi, c’est pareil comme toi. Mon ex-femme, elle, se les brossait une fois par jour, max. Elle n’avait jamais de caries.”
Elle avait acquiescé de la tête. Il y a des gens comme ça, le cul bardé de nouilles, tout leur sourit.
“Crois-tu à l’amour, Léopold?”
“Oui, pourquoi?”
“Parce que moi, je n’y crois pas. L’amour n’a pas besoin d’être cru. L’amour est ou n’est pas, sans avoir vraiment besoin de nous. C’est ça que je n’aime pas de l’amour.”
“Oh. J’ai simplement cru que tu t’attendais à ce que je réponde oui.” avait répondu Léopold.
“Alors, tu n’y crois pas toi non plus?”
“Non, je pense que j’y crois toujours. Je veux dire, il n’y a pas d’amour sans qu’il y ait des gens pour tomber en amour, ou pour le faire, faire l’amour, non?”
“Mais si nous le faisons, n’est-ce pas un peu comme faire des crêpes? Je peux faire des crêpes mais quand je fais des crêpes, je n’ai pas besoin d’y croire, aux crêpes, elles sont là pareil.”
“Je suppose que oui.” avait acquiescé Léopold.
***
Les tapas étaient arrivés et avaient été expédiés assez rapidement. Le vin également. Un petit pousse-café pour conclure.
“Qu’est-ce qu’on va faire?” s’était informé Léopold après que le serveur soit venu débarrasser la table.
“Aller baiser?”
“Non, je parlais de l’addition.”
“Ah, excuse-moi, je suppose qu’on peut partager.”
***
En sortant du restaurant, ils avaient marché en direction du Vieux-Port croisant les boutiques de souvenirs, les échoppes de crème glacée, des choses qu’elle n’avait pas vues depuis des lunes. Puis ils avaient marché vers la nouvelle plage sur le fleuve.
“Je ne savais même pas qu’il y avait une plage ici maintenant.” avait dit Adéline.
“J’adore le fleuve.” avait-elle dit
“Moi aussi.”
“J’adore le fleuve le soir.”
“Je suis davantage du type matin.” avait dit Léopold.
Ils avaient retiré leurs chaussures, il lui avait offert de transporter les siennes. Adéline avait peur qu’elles sentent, elle avait refusé poliment. Puis ils avaient lentement marché vers l’eau.
“Ça aurait été super beau si la lune avait été pleine. Et s’il y avait eu des galets. On aurait pu s’amuser à les lancer et compter les bonds sur les crêtes des vagues illuminées par la lune.” avait rêvassé Adéline.
“Tu le sais que je ne suis pas Carolane, non?” avait-elle finalement lâché.
“Je suppose que je le sais,” avait dit Léopold. “Je ne sais même pas si ça fait une si grosse différence que ça, dans le fond.”
“Qu’est-ce que tu aimais tant que ça à propos de Carolane?” avait demandé Adéline.
“Elle était facile d’approche, de toute évidence,” avait-il répondu. “Et on était saouls, alors on a parlé beaucoup, comme les gens saouls le font. Le lendemain matin, j’espérais juste que je n’avais pas trop parlé, quand même.”
“Oui mais de quoi exactement avez-vous parlé?” insistait Adéline.
“J’étais passablement éméché. Actuellement je suis relativement sobre.”
“Fais un effort.” D’un grand mouvement circulaire de la jambe elle avait amassé un tas de sable qu’elle avait ramené sur les pieds de Léopold comme pour le narguer. S’il pouvait longuement discuter avec Carolane, pourquoi était-il si insignifiant avec elle. Ou était-ce elle qui était insignifiante. Ce n’était pas elle que tous ces faux numéros tentaient de joindre après tout.
“Je ne sais pas,” disait-il. “Difficile de me rappeler dans le détail. Je suis divorcé depuis à peine un an, j’ai probablement parlé de mon ex-femme.”
“J’ai horreur qu’un homme me parle de ses ex.”
“Je peux comprendre, mais Carolane était divorcée elle aussi alors nous avions ce sujet en commun. Je me rappelle lui avoir dit que je n’avais pas eu de sexe depuis au moins un an, depuis mon divorce. Elle m’avait répondu que ce n’était pas une si grosse affaire, qu’elle n’en ferait pas tout un plat.” Léopold avait fait une pause cherchant dans les yeux d’Adéline une réaction à sa révélation. “Et puis elle m’a donné son numéro de téléphone, plutôt ton numéro.”
Adéline n’avait pas pris la balle au bond mais elle enviait la légèreté de cette Carolane qui s’amusait à repousser ses conquêtes du revers de la main avec ses faux numéros. Elle aussi aurait dû avouer manquer cruellement de sexe depuis au moins un an déjà. Elle lui avait pris la main et ils avaient repris leur marche. Si Carolane était divorcée, elle n’était définitivement pas une fille “hot” dans la vingtaine. Peut-être Carolane était-elle un peu comme ce Léopold, encore belle femme mais déjà anxieuse de voir passer les années. Elle se demandait pourquoi donc Carolane n’avait pas gardé ce Léopold pour elle. Peut-être était-elle simplement difficile. Peut-être donnait-elle son numéro à toutes ses rencontres parce qu’elle avait peur.
“Est-ce que Carolane est jolie?” Adéline avait-elle demandé.
“Je ne me rappelle plus vraiment,” avait-il répondu. “Je suppose que je l’ai trouvée jolie, pourquoi?”
“Juste curieuse, c’est tout.” Mais Adéline aurait préféré qu’il lui dise qu’elle était beaucoup plus jolie que Carolane.
Lorsqu’ils s’étaient retrouvés dans le même stationnement public, Adéline avait invité Léopold à la suivre avec sa voiture, à venir prendre un verre chez elle.
Dans cet intermède, plongée dans la solitude de sa voiture, elle avait allumé la radio. Une vieille chanson de son adolescence jouait, ce genre de chanson dont les paroles restent à jamais gravées dans la mémoire des filles. L’histoire d’une pauvre fille que les garçons ignoraient la plupart du temps, l’intérêt de tous les beaux garçons de l’école éternellement tournés vers une Debbie blondasse à gros seins ou une pulpeuse et énigmatique rousse avec de longues jambes et des hanches bien rondes. Elle ne pouvait s’empêcher de s’imaginer cette éternelle ingénue énigmatique dans la personne de Carolane. Pas dans la sienne.
Rendus à son appartement, elle leur avait versé chacun une coupe de blanc que la nervosité leur avait fait boire beaucoup trop rapidement. Elle leur en avait simplement versé une seconde coupe qu’ils avaient savourée un peu plus patiemment cette fois-ci. Lorsqu’il s’était finalement décidé à l’embrasser, elle avait réalisé que Léopold ne serait probablement jamais un pro du baiser. Ou peut-être lui offrait-il un baiser sans grande motivation, pas le genre de baiser impétueux et brûlant qu’un homme offrirait à une pulpeuse et énigmatique rousse.
Mais Léopold était gentil tout de même, pensait-elle, il lui tenait la main entre ses assauts timides. Adéline pensait qu’au fond, elle aurait de loin préféré une bonne baise torride au lieu de ce à quoi elle s’attendait maintenant.
Lorsqu’ils se dirigeaient instinctivement vers sa chambre à coucher, elle s’était arrêtée devant lui. Elle avait mis ses mains sur les épaules de Léopold comme si elle voulait tout stopper là.
“Appelle-moi Carolane, veux-tu?” avait-elle sussuré comme si cela pouvait faire la moindre différence.
Flying Bum