Trois petites vite

On ne peut pas tous être Michel Pagliaro

Rémi Doré capotait sur Michel Pagliaro. Il disait à qui voulait l’entendre qu’on ne l’avait pas baptisé avec quatre notes de musique pour rien. On avait juste à le regarder aller. Les filles lui arracheraient sa chemise sur le corps. Quand il s’était laissé allonger les cheveux et s’était mis à porter des lunettes de soleil vingt-quatre heures par jour à l’intérieur comme à l’extérieur, comme Corey Hart, tout le monde s’était mis à rire de lui. Il disait qu’il n’avait pas le choix, qu’il avait des yeux roses. On était alors en neuvième année. C’est en dixième année qu’il avait dit au professeur d’éducation physique qu’il ne pouvait pas aller dans la piscine parce qu’il n’avait pas de maillot ni de serviette. Il ne voulait juste pas enlever ses lunettes fumées. Ou montrer son corps maigrichon. Le professeur l’avait poussé tout habillé dans la piscine et ses épais pantalons en corduroy étaient restés collés après ses minces pattes tout le long du cours d’algèbre, de culture religieuse aussi. Et puis, Sylvie DeLaCouture nous a raconté après une danse de gymnase d’école que Rémi Doré lui avait confessé, un soir qu’il était paqueté raide, que quelquefois il se tartinait les deux couilles avec du beurre d’arachides et qu’il laissait au bichon maltais de sa mère le soin de les nettoyer pendant qu’il se branlait gaiment. Le plus drôle c’est que tout le monde savait que Rémi Doré n’avait qu’une seule couille. Une sale chute en bas d’un arbre. Après son déménagement, l’été avant le collégial, quelqu’un m’a raconté qu’il avait triché avec son âge et qu’il était serveur à la taverne Dagenais, bien qu’Adrienne Portugais m’ait raconté que Pélo lui avait dit l’avoir vu à l’Iroquois vendre de l’acide pour le clan Dubois et sa meilleure amie Carmen Picard  avait confirmé le fait mais en rajoutant qu’il était maintenant en-dedans mais Pélo avait ajouté qu’Adrienne Portugais l’avait vu opérer les tasses rouges de Beauce Carnaval à la foire agricole de Saint-Hyacinthe pas plus tard que la semaine passée, enfin, elle jurait que c’était lui. Ce que je sais c’est qu’il s’était fait déclarer mineur émancipé pour échapper à son trou-de-cul de père et qu’il était déménagé quelque part en région, assez loin pour ne jamais plus tomber par hasard sur lui. C’était mon ami malgré tout. Alors j’ai dit à tout le monde qu’aux dernières nouvelles que je tenais de source sûre, Rémi Doré se tapait maintenant dans les deux-cent-mille piastres par année à opérer un bateau de pêche en Alaska. Même chose que j’ai entendu quand plus tard j’ai revu Sylvie DeLaCouture qui m’a dit que Pélo lui avait raconté la même histoire, sauf que c’était aux Bahamas.


Laver laver

Enfin deux minutes seule pour aller niaiser sur internet. Elle dépose son verre sur le bureau de façon plutôt brusque, le jus a tout éclaboussé.

–“Merde”, se dit-elle examinant le dégât tout en se léchant goulument le bout des doigts. Elle court à la cuisine chercher des serviettes de papier mais il n’y en a plus, plus d’essuie-tout dans la salle de lavage non plus, elle attrape un t-shirt sale dans le panier.

–“Laver, laver…” qu’elle se met à chantonner tout haut.

Une voix grave d’outre-tombe répond : –“Savez-vous savonner?”

Penchée à nettoyer, elle se redresse droite comme une barre, sa colonne vertébrale pisse la sueur comme une rivière. La raie de ses fesses, on se garde une petite gêne. Les petits poils folichons sur la base de son cou se dressent raides comme des clous de six pouces. Ses oreilles brûlent. Flabergastée, elle se risque timidement du bout de la gueule, craintive.

–“Laver, laver.”

–“Savez-vous savonner?” répond encore la voix.

Les pupilles en proie à des vibrations incontrôlables, les lèvres tremblantes, sa tête à la peau maintenant blanche tourne lentement scannant la pièce scrupuleusement. Elle perçoit un bruissement, comme un froissement de tissu. Ses mains parcourent son visage puis son torse. Ses mains sentent à travers ses côtes son coeur s’affoler là-dedans. Pou-poum, pou-poum.

–“Lav…” entreprend-elle sans être capable de finir les mots.

Dehors, tout est noir. Elle regarde partout et nulle part en même temps. Elle fixe le dégât de son verre de jus.

–“Laver, laver, savez-vous savonner,” reprend la voix mais plus douce cette fois.

Ne sachant plus comment réagir, quoi faire, où aller. Crier ou se taire. D’où ce bruit vient-il. Pourquoi mes jambes veulent plier. Ses yeux roulent au fond de leurs orbites, ses grandes mains viennent se rejoindre une sur l’autre sur sa bouche aux grandes lèvres maintenant violettes.

–“C’est moi,” reprend la voix, “c’est moi, maman.”


Musique à bouche

En deux tours de tête et trois pas de trois, Adéline avait déjà fait le tour du Musée de l’Insignifiance de Tiblemont. Ses mots à elle, plate, plate, plate. La dérision est un mystère pour Adéline.

J’essaie toujours de voir le beau côté de toutes choses. Mes mots à moi, au moins la visite est gratuite.

On était plantés devant une vielle boîte de poivre McCormick en tôle, montée sur un socle avec un petit descriptif drôlatique sur un carton plié en deux, comme si ça avait pu donner de l’intérêt à la chose. Le seul intérêt qu’elle aurait pu y voir c’est un vague souvenir de Chez Mémaine où on allait jadis manger un spécial du jour à trois piastres et vingt-cinq et qu’il traînait toujours une boîte de poivre McCormick en tôle sur la table. Les jours heureux. Ou ça l’allumait de savoir que le Musée de l’Insignifiance de Tiblemont était le dernier arrêt de notre long périple avant Lebel-sur-Quévillon et c’est là que j’ai allumé pour la première fois. Pour Adéline, nos vacances étaient essentiellement à propos de tourner une page.

Ses mots à elle. Ça ne fonctionne plus. Nous deux.

Pour moi, nos vacances n’étaient pas à propos de tourner une page. Mes mots à moi.

Alors nous sommes là à Tiblemont, Québec, Musée de l’Insignifiance. Mon idée à moi. Dès qu’Adéline avait démontré des signes avant-coureurs que je devrais bientôt me préparer à une transformation personnelle (nouveau statut, nouvelle garde-robe, nouvelle coupe de cheveux, nouveau compte “Cœurs à prendre”), j’avais aussitôt donné un dépôt sur ce magnifique motorisé pour l’emmener faire son voyage de rêve à Lebel-sur-Quévillon. Je lui avais promis de réaliser son rêve, sur la tête de ma mère pis toute. Une opportunité exceptionnelle. Une aubaine. Un Ford Éconoline adroitement pimpé en confortable baise-o-drôme, avec seulement 300,000 kilomètres au compteur!

Juste ça, ça valait le voyage, disait-elle le visage soudainement radieux, en me pointant du doigt une touchante pieuvre-jouet en douce peluche à peine usée. Pas cher. Trois piastres. Ça vaut même pas la peine de pas l’acheter, ses mots à elle.

Mes mots à moi. Vraiment? Je tente toujours de voir le bon côté des choses, dans ma tête je tourne les choses dans tous les sens et là, je ne trouve rien.

Une pieuvre, ça possède trois cœurs, savais-tu ça?, mes mots à moi. Ça fait beaucoup de cœurs à briser dans une seule journée, non?

Elle marinait sur place dans son propre silence ébaubi.

Elle est demeurée comme ça jusqu’à Lebel-sur-Quévillon. Puis jusqu’à Montréal tout le long du trajet de retour. Dans mon livre à moi, c’était la chose la plus gentille qu’elle pouvait faire dans les circonstances. La plus belle chose qu’elle n’avait jamais faite pour moi. Ces deux longues journées de silence m’ont laissé amplement le temps de penser . . . à la note d’harmonica.

Au Musée de l’Insignifiance de Tiblemont, j’avais lu devant l’exhibit en question qu’un type, après avoir travaillé trente ans sous la terre à Lebel-sur-Quévillon, s’en retournait seul dans son bled natal en Beauce. Pas aussi riche qu’il ne l’avait cru au départ. Une petite patrie qu’il ne reconnaîtrait probablement même plus. Une place qu’il n’avait pas revue en trente ans. Mais il devait abandonner sa vie, son logement de mineur à un plus jeune. Il avait pris l’harmonica –le même harmonica qui trônait encore sur son socle– et aussitôt qu’il avait poussé une note, il l’avait redéposé sur le socle avant de tourner les talons. Le pauvre homme avait tout de suite su que c’était là la note la plus triste au monde. Et le petit carton sur le socle près de la musique à bouche abondait : Cet harmonica émet la note la plus triste au monde.

J’ai pensé à cette note d’harmonica tout le long du voyage de retour.

D’une certaine façon, j’y pense toujours.


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonMauve

9 réflexions sur “Trois petites vite

  1. Ayoye x 3.
    Pis dis-moi que c’est pas un hasard le « crier ou se taire »… mais plutôt un virage de bord des mots, une sorte de clin d’oeil de loin.
    J’te demanderais ben aussi de m’expliquer la finale de c’t’histoire-là. Pas certaine d’avoir les connaissances nécessaires pour en saisir le fond.
    Mais bon, c’est peut-être un manque de dérision. ;o)
    Bon samedi sous le soleil de ta naudière, m’sieu Luc.

    Aimé par 1 personne

  2. J’parlais plus particulièrement de la finale de la deuxième, où la petite fille dit « c’est moi, maman »…. Là, à y repenser, j’me rends compte que c’est encore plus triste que j’pensais. Ayoye, ça fait mal… À c’coeur-là oui.

    J’aime

Laisser un commentaire