Perdus dans l’espace

Bonheur à vendre

Andréanne épluchait les petites annonces des grands quotidiens minutieusement depuis qu’elle avait quitté la maison de ses parents parce qu’elle ne pouvait pas s’offrir le luxe d’un téléviseur. Et aussi parce qu’elle souffrait d’insomnie. Maintenant il y a cinq téléviseurs dans sa maison. Cela peut sembler redondant mais toutefois nécessaire et justifié. Il y en a un, installé à la cuisine, pour l’accompagner lorsqu’elle hache, tranche, coupe et lave ou essuie, qu’elle enfourne et attend les yeux dans le vide la clochette de la minuterie. Il y en a un, installé dans sa chambre à coucher là où elle écoute les quinze premières minutes d’un film plate avant de tomber endormie la tête appuyée sur le torse de son mari. Elle s’interroge toujours à savoir si Charles déplace sa tête sur son oreiller à l’instant même où elle s’endort ou s’il la garde sur lui et caresse ses cheveux jusqu’à la fin du film, mais elle n’a jamais osé lui demander. À cause, par peur, la possibilité qu’il lui donne la réponse qu’elle ne voudrait pas entendre. Il y a également un téléviseur installé dans une chambre inoccupée qu’elle espère toujours transformer en chambre d’amis un jour, si jamais elle avait des amis, un autre dans la salle familiale qui joue des enregistrements choisis pour bébé Henri. Andréanne laisse Henri regarder rien d’autre que des vidéos choisis – ceux avec de belles bandes sonores, de belles histoires pour bébés avec des personnages qui rient toujours et des jouets brillants de propreté. Elle ne peut s’empêcher de remarquer la drôle de bouille que prend le visage du petit à force de les regarder, des petits airs d’opiomane, toujours les mêmes films, et elle trouve bien difficile de savoir si elle nourrit l’esprit du petit de cette façon ou si elle ne serait pas en train de le lui dessécher totalement.

Andréanne pense à toutes ces choses mais ne sait pas comment se motiver suffisamment pour y changer quoi que ce soit. Elle s’inquiète de l’état de son propre esprit. Cervelle de maman, appellent-elle la chose, entre mamans full time au parc, puis elles rient comme des petites chinoises. Jaune. “J’ai encore mis la crème glacée dans la boîte à pain et le beurre d’arachides au congélateur,” dit l’une d’elles en s’esclaffant, “cervelle de maman!” Andréanne est pourtant convaincue d’avoir lu quelque part, probablement dans un de ses petits mensuels de potins de vedettes, que la maternité devrait, au contraire, améliorer ses fonctions cognitives. En réalité, Andréanne ne lit plus rien. Elle pense que c’est temporaire, que ça lui reviendra le temps venu. Elle prend des romans de la bibliothèque, les empile sur sa table de chevet et avant de se faire mettre à l’amende, elle les rapporte, pas lus. Elle n’arrive pas à s’expliquer elle-même ce comportement irrationnel.

Tout ce qu’elle peut encore lire depuis l’arrivée d’Henri, ce sont encore les annonces classées des grands quotidiens. Jadis, elle les lisait minutieusement, en riant parfois – robe de mariée à vendre, n’a servi qu’une seule fois et toute cette sorte de choses. C’était comme ça, lorsqu’elle était plus jeune et qu’elle ne pouvait rien s’offrir et qu’elle s’imaginait pouvoir se payer toutes ces choses de seconde main qu’on offrait dans les petites annonces. Maintenant, elle ne veut plus rien. Mais elle les lit toujours avec plus de voracité que jamais, comme s’il manquait toujours quelque chose à sa vie et qu’elle le trouverait là.


Ce sera le signe

Si elle voit une voiture jaune avant d’arriver au coin, alors il va appeler, pense Anne-Sophie. Elle n’aurait pas dû choisir le jaune, la plupart des nouvelles voitures sont grises, noires ou blanches, rouges ou bleues au pire. Qui manque suffisamment d’attention de nos jours pour se promener dans une voiture jaune canari? Anne-Sophie marche regardant distraitement les vitrines.

Il a dit qu’il appellerait et chaque fois qu’il l’a dit, il l’a fait. Elle n’avait aucune raison de croire qu’il ne le ferait pas. Jaune! Allez, voitures jaunes! Un gros Hummer jaune de Gino, s’il le faut! Merci. Merci, Gino, d’aimer les Hummer jaunes.

Si elle se rend au coin avant que le feu ne tourne au vert, alors, il restera pour la nuit. Il n’est jamais resté à date. Une autre façon à lui d’être fiable – il appelle toujours avant midi, il s’en retourne toujours avant minuit. Anne-Sophie ne s’explique pas encore très bien les sentiments qu’elle éprouve pour lui. Lumière rouge au loin. Anne-Sophie marche. Elle se dit que si on le mettait en ligne avec d’autres, comme une ligne de suspects, elle ne le choisirait probablement pas. S’il y avait, mettons, cinq hommes en ligne et qu’elle se tenait de l’autre côté du miroir et qu’elle pouvait les voir mais pas eux. Cinq hommes debout bien droit, gênés et inconfortables, se dandinant d’un pied à l’autre. Elle ne le choisirait pas, elle tenterait plutôt de trouver le plus gentil, plus gentil que lui.

Et elle marche.

Mais comment le différencier? Comment savoir lequel serait du genre à marcher toujours sur le bord du trottoir, comme si elle était la chose la plus précieuse et qu’elle avait besoin de protection? Si elle pouvait s’attendre à s’éveiller tous les matins avec la bonne odeur du café qui serait déjà préparé? Si elle n’avait jamais plus à cirer ses chaussures elle-même? Ne serait-ce pas l’idéal si au lieu de longues règles qui indiquent leur taille, on appuyait ces hommes sur une sorte de charte qui mesurerait leur gentillesse?

Anne-Sophie marche toujours.

Anne-Sophie est presqu’à l’intersection maintenant et la lumière ne veut toujours pas tourner au vert. Je peux y arriver, je peux le faire, pense-t-elle, et elle s’arrête. Reste plantée debout au milieu du trottoir comme une tarte.

Elle attend.


La deuxième affiche

La première affiche dit “Si vous viviez ici…” et elle est campée devant un de ces blocs appartements qui rappellent à Léopold les jeux de briques de construction de son enfance. Carrés, rectangles, des fenêtres et des portes, jamais assez de portes. Rien de bien compliqué, pas comme les jeux d’aujourd’hui. Les blocs ne sont ni vieux, ni récents. Rien que des blocs appartements plantés là. Toutes les fois qu’il est passé par là de retour de son travail vers sa maison sur le lac, toutes ces fins de journée, il n’a jamais vu quelqu’un entrer ou sortir de ces blocs, quelqu’un qu’il connaissait bien. Trois ans qu’il effectue ce trajet. Trois ans qu’il se réveille le matin au son des oiseaux, de l’eau, dans son morceau de nature à lui.

Sa maison a trois chambres mais il n’ouvre guère qu’une porte. S’il avait eu des enfants, ils auraient pu prendre ces chambres. Mais elle n’est pas restée assez longtemps pour cela.

Il avait remarqué qu’une fenêtre d’un de ces blocs avait de vrais rideaux. À niveau de voiture, la plupart étaient drapées de n’importe quoi, des vieux draps pour séparer les occupants du monde extérieur, le trafic qui passe toujours. Plus haut, un drapeau qui sort à moitié par la fenêtre ouverte et laisse passer la lumière de l’appartement. Léopold a déjà rencontré le gars qui habite là, à tout le moins quelqu’un exactement comme lui, lui-même – va savoir. À d’autres fenêtres, ici et là, sont installés des mini-stores bon marché en PVC – de ceux qui répandent un poison dans l’atmosphère lentement mais sûrement comme dans un lent cauchemar.

Léopold ne sait pas où elle habite maintenant. Elle habitait un bloc appartement le long de l’autoroute mais elle a déménagé depuis parce que cela la troublait de savoir que sa voiture passait tout près matin et soir. Et c’est là qu’ils s’étaient connus. Elle le lui a écrit. Elle disait le faire pour fermer les livres pour toujours. Léopold n’y comprenait rien. Il n’est jamais descendu de voiture. Jamais même ralenti. Jamais cherché désespérément derrière laquelle de ces fenêtres elle se trouvait. Il espère qu’elle a trouvé quelqu’un de bien. De mieux que lui. Quelque part de mieux que dans ces horribles blocs appartements.

Pas tellement plus loin, après le premier bloc, il y en a un deuxième, en tout points semblable au premier. Il y a également une affiche campée devant, semblable à la première, mais celle-ci dit : “…au moins vous seriez à la maison déjà.”


Sous le signe de Mercure

Lorsqu’Annie se lève le matin, elle ne regarde pas son horoscope. Un petit pipi matinal. Elle se lave les mains, le visage, brosse ses dents et ne regarde toujours pas son horoscope. Elle brosse longuement sa chevelure en broussaille, son regard qui passe carrément à travers de son image dans le miroir. Elle ne regarde toujours pas son horoscope. Elle se prépare un pot de café et pendant que le café s’écoule, bloup, bloup, bloup, elle capitule et ramasse le journal sur le palier et le tourne à l’envers. Pas aujourd’hui, affirme son horoscope. En pas tellement de mots, pas plus qu’il n’en faut, mais c’est ce que ça dit. Vous ne trouverez pas votre âme sœur aujourd’hui. Ça parle aussi d’immobilier, quelque chose à propos de patience et de Mercure. Comme si Annie avait quoi que ce soit à foutre de l’immobilier, ou de Mercure.

Le café est amer. Elle ne peut même plus se rappeler de la dernière fois où son café avait été buvable, avait goûté aussi bon que la publicité le promettait. Elle se dit que ce doit être la faute de ce café si elle se sentait plutôt à pic et déprimée ce matin, qui lui donnait cette bête certitude que si elle ouvrait la bouche pour parler ce ne serait que pour écouter son propre écho ennuyant. Le café n’avait jamais plus été pareil depuis qu’elle avait cessé de fumer. Elle ne pouvait plus se rappeler pourquoi elle avait commencé à fumer dans un premier temps. Quelque chose à voir avec l’idée d’avoir l’air plus âgée, plus mature, une idée qu’elle trouvait complètement ridicule maintenant. Elle ne se rappelait plus d’une seule journée maintenant où elle n’avait pas fait d’effort pour paraître plus jeune au contraire. Elle se demande s’il y a eu une période tampon entre les deux, un moment béni où elle n’avait été ni trop jeune ni trop vieille, juste parfaite. Juste parfaite mais elle l’a complètement loupé.

Annie relit et croit que immobilier veut dire maison, que maison veut dire famille et que la patience est une vertu et la vertu sera récompensée et que si aujourd’hui n’est pas le bon jour, alors ce jour viendra tôt ou tard.

Comme si Mercure pouvait subitement se rendre visible à ses yeux dans la lumière grisâtre de ses tristes matins.


Inséparable perdu.

L’affiche était brochée au poteau de bois, les languettes de papier découpées abandonnées aux quatre vents, elle était assez racornie pour qu’on croit qu’elle était brochée là depuis des lunes. Mais Léon passe devant ce poteau deux fois par jour, tous les jours pour se rendre au supermarché de quartier et il ne se rappelle pas avoir vu l’affichette avant. Inséparable perdu, y lit-on en gros. En plus petit et entre parenthèses le mot oiseau, SVP appelez, au bas du message. Sur chaque languette détachable, un numéro de téléphone.

Léon repense à l’affiche tout le long de son trajet. Il se demande bien à quoi peut ressembler un inséparable et si ce ne serait pas une sorte de cygne, trompette? Siffleur ou chanteur? Il se promet de se rappeler de la question et de vérifier à la maison à son retour. Il s’imagine pouvoir, s’il connaissait son nom, son chant, appeler l’oiseau de la bouche ou de l’appeau, comme dans la vieille chanson de Noël. Il suppose que l’affiche a été placée là pour les passants comme lui, sollicitant leur aide et il aurait été éminemment plus facile d’appeler l’oiseau que d’attendre de l’apercevoir, l’affiche ne pourrait pas avoir été placée là à l’intention de l’inséparable qui ne se serait jamais séparé, c’est dans sa nature de rester avec un autre inséparable, toujours, sinon à quoi bon l’appeler un inséparable. Ou alors on tremperait dans la métaphore jusqu’au cou, pensait Léon, et cela faisait des années qu’il ne s’était demandé si oui ou non on pouvait interpréter ce genre de choses de façon métaphorique. Il cogitait là-dessus en poursuivant sa route.

Et dans toute cette réflexion, son propre mouvement dans l’espace et dans le temps, l’esprit occupé ailleurs, Léon n’avait pas pensé une seule fois à Élise, à lui qui l’avait abandonnée là, avec son petit bagage, à travers tous ces vieux et toutes ces vieilles qui sentent drôle et qui ne sourient jamais, elle toute jeune et pourtant si près de sa fin. Pas une seule fois pensé, dans cette distraction inopinée, à ces douze jours et ces onze nuits passés depuis qu’elle n’était plus là et comment à chaque nouveau matin, au réveil, il se retrouvait immobile exactement dans la même position que la veille, ses yeux toujours fermés sans avoir dormi ou si peu, épiant chaque son et chaque mouvement dans la chambre ou ailleurs dans la maison, quoi que ce soit qui aurait pu lui dire qu’il n’avait que rêvé ces choses horribles et qu’il pouvait maintenant rouvrir les yeux en toute confiance.


Flying Bum

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3 réflexions sur “Perdus dans l’espace

  1. LES COUPURES
    C’est incisif, ton affaire. Des p’tites coupures dans l’coeur, cinq de suite.
    Et si elles ne devaient jamais figurer dans une anthologie consacrée aux égarés de ce monde, elles n’en constituent pas moins selon ton humble lectrice des morceaux d’anthropologie.
    P.-S. Si t’avais un éditeur, le monde étant tordu comme il est ces temps-ci, il t’aurait sans doute parlé ici d’appropriation culturelle et t’aurait imploré de sacrifier ce passage :  » puis elles rient comme des petites chinoises. Jaune.  » Mais j’suis certaine que tu y as pensé avant moi.
    Tourelou.

    Aimé par 1 personne

    • Oui, mais je suis convaincu que toutes ces allusions adressées aux chinois et aux chinoises me valent un lecteur en Chine, toujours là aux statistiques. Souvent et presque toujours en fait, lorsque j’utilise un terme anglais, un anglicisme gros comme Le Bras, je dis “comme disent les chinois”, ça allume leur moteur de recherche parano. Tes commentaires sont toujours appréciés, bonne journée Caroline!

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