L’amour à mort

Derrière lui sur sa moto, à cent kilomètres passés sur l’autoroute, Adéline avait considéré la possibilité de tout laisser aller, juste pour ruiner sa vie.

La seule chose qui la contraignait, c’étaient ses bras alentour de sa taille. Mais elle savait très bien que ça ne ruinerait pas sa vie. Même pas un peu.

Les pancartes floues chaque côté de la route, les épinettes noires desséchées et les voitures en sens inverse tout s’embrouillait. Adéline s’est accrochée à lui encore plus fort.

*

Son père lui avait montré à jouer au billard lorsqu’elle avait douze ans, il insistait pour qu’elle devienne la meilleure, en lui répétant que c’était important. “Tu vis par la queue, tu meurs par la queue.” lui disait-il toujours. Adéline hochait de la tête, pareil comme si elle comprenait quelque chose là-dedans.

“Oublie pas, ma petite fille, j’ai jamais fourré le chien avec d’autres femmes que ta mère, rappelle-toi de ça, pas de ma faute si elle est partie sans demander son reste,” avait-il dit pendant qu’il la préparait pour la boule suivante. “Place tes yeux de niveau avec le tapis, prends ton temps.”

La semaine suivante, Adéline allait à son premier party chez un garçon riche dans une grosse maison près de l’hôpital. Adéline a gagé cent piastres à un homme plus vieux qu’elle pouvait le battre au billard les doigts dans le nez. Ça n’avait pas été facile, elle l’avait finalement battu par la peau des dents. “Christ de bitch!” lui avait-il crié en allongeant les billets sur la table de billard, ses amis étaient ébaubis total. Son père jubilait les yeux écarquillés sur la petite pile de billets de dix, le lendemain.

*

La première fille avec qui Adéline était tombée en amour était obsédée essentiellement par une seule chose, capturer les beaux gosses populaires à l’école. Cindy qu’elle s’appelait. Elle n’en avait rien à branler qu’ils soient stupides ou cruels. Elle disait n’apprécier qu’une chose d’eux, la sensation de leurs queues à l’intérieur d’elle. “Plus ils sont populaires, meilleure est la queue, c’est bien connu,” affirmait-elle. Adéline restait cependant convaincue qu’elle était encore vierge comme une madone en plâtre.

Adéline l’observait attentivement lorsqu’elle se mettait du rouge à lèvres comme une vraie pro, sans même utiliser un miroir. Elle le faisait devant les garçons, devant leurs casiers, scrutant leurs yeux perdus fixés sur ses lèvres pulpeuses et rouges. Elle agitait sa chevelure vers l’arrière en bombant sa poitrine après avoir replacé le bouchon sur le bâton de rouge, faisant semblant de se sentir outrée par leurs regards de truite affamée. Ça fonctionnait à tout coup.

Adéline lui avait demandé comment elle faisait, “Commence avec du gloss neutre, quand tu penseras l’avoir, continue à pratiquer avec du carmine,” mais Adéline ne comprenait que dalle à tous ces mots de fille.

Une série de langages étrangers qu’elle n’apprendrait jamais.

*

La première fois qu’elle avait vu un animal se faire tuer, c’était un chat. Le petit voisin l’avait noyé dans une cuvette, ses yeux la suppliant de regarder ailleurs mais c’était plus fort qu’elle malgré la terreur. Elle avait quatorze ans, plus vieille que lui, elle aurait pu facilement l’arrêter. Mais elle avait été paralysée sous la surprise lorsqu’il lui avait dit “Hé, viens icitte,” et elle était restée plantée là debout, en apoplexie, regardant le pauvre chat, le boyau qui coulait encore au sol près de la cuvette.

Adéline l’avait raconté à son père et il lui a répondu du tac au tac, “Je t’amène au champ de tir la fin de semaine prochaine, tu m’y feras penser pour pas que j’oublie. Tu vas apprendre à tenir une arme et tirer.”

Mais son père semblait fier qu’Adéline ne se soit pas dérobée ou n’ait pas pleuré devant le garçon. “La minute que tu leur donnes ce qu’il veulent,” avait-il ajouté, “ces petits câlisses-là en rajoutent toujours, en veulent toujours plus, ça vient que ça n’a plus de fin.”

*

Lorsqu’Adéline l’avait rencontré, lui, elle était déjà rendue beaucoup plus loin, loin à l’intérieur d’elle-même comme une huître refermée bien serré. Seize ans, laide et bizarre selon sa propre analyse et fatiguée de n’être jamais aimée en retour par l’objet de ses désirs.

Il avait été le premier à lui dire “je t’aime” comme s’il le pensait ne serait-ce qu’un peu, bien qu’il ne lui avait dit qu’une seule fois. Après six bières. Mais cela ne semblait pas la déranger le moins du monde. Il était saoul la plupart du temps mais saoul gentil, disait-elle. La plupart des soirs, il perdait connaissance sur le divan du salon avec un curieux sourire accroché dans le visage.

Elle était beaucoup trop intelligente pour l’interroger à propos de son travail, de sa vie, de toute cette sorte de choses et il comprenait très bien que c’était son jeu de faire pareil.

“Juste, arrange-toi pas pour tomber enceinte,” que son père lui avait dit la première fois qu’elle lui avait dit qu’elle découchait. “Je vais t’acheter toutes les capotes sur l’hostie de planète si tu veux, juste, tombe pas enceinte. T’as une cervelle, sers-toi-z-en.”

*

Derrière lui sur sa moto, Adéline se sentait au sommet de l’univers. Seule au sommet de l’univers. Elle ne savait pas qu’une telle liberté pouvait exister.

*

Après un certain temps, papa avait commencé à s’inquiéter. “Y’a quel âge, ce gars-là?” lui avait-il demandé à bout de patience. Adéline avait quitté la pièce, refusant obstinément de répondre à ses questions, comme toujours. Elle ne voulait surtout pas lui dire qu’elle commençait à être inquiète, elle aussi.

*

Il lui avait dit qu’elle n’avait pas besoin d’apprendre à conduire, il la conduirait là où elle le voudrait, il la ramasserait à l’école si elle le voulait. Adéline lui avait répondu que son père lui montrerait à conduire son pick-up comme ça elle pourrait avoir son permis, peut-être même se trouver un petit boulot. Elle a vu la rage monter dans ses yeux lorsqu’elle lui a dit cela.

Il buvait plus vite, après. Ils se battaient. Il était plus fort qu’il n’en avait l’air. Adéline se trouvait plus stupide qu’elle ne l’avait pensé. Quand ses amis venaient à la maison, ils pouvaient voir toute la tristesse dans ses yeux jusqu’à temps qu’ils aient assez bu pour les oublier.

Bientôt, il n’y avait plus que cette rage qui bouillait en-dedans de lui, comme si c’était la seule chose qui l’animait encore. Lorsqu’Adéline avait compris enfin, elle ne pouvait plus s’arrêter, rien ne pouvait plus l’arrêter, sa rage était permanente.

Il lui disait qu’elle devrait lâcher l’école, elle pourrait demeurer avec lui gratis. Il disait qu’il pourrait économiser, qu’ils pourraient partir, loin, recommencer ailleurs. Adéline se demandait ce qu’il adviendrait si elle lui disait non. Elle préférait ne pas y penser.

*

Adéline avait revu Cindy par hasard à l’épicerie. Cindy, elle, ne l’avait pas vue. Adéline a figé sur place, le coeur compressé dans la poitrine comme dans un étau. Cindy et trois autres filles de l’école vivaient maintenant ensemble dans une vieille maison aux limites de la ville, elles disaient vivre en commune. Cindy semblait gérer les troupes, une liste à la main, et elle dictait les choses. Laquelle va aller chercher le ketchup, allée 3, le sucre, allée 4 ! Les filles ne faisaient même pas attention à elle. Rayon des fruits et légumes, chacune des autres filles tripotait frénétiquement des régiments de bananes à la recherche de la banane parfaite. Cindy, short assez court pour apprécier ses petites boules de gras de fesse, camisole collée au corps qui moulait ses seins comme une couche de peinture. Les filles ne se préoccupaient pas d’elle, prises dans leur chasse à la banane parfaite, personne dans l’épicerie au complet ne se préoccupait de Cindy. Sauf peut-être un petit commis boutonneux qui salivait piteusement dans son coin. Mais jamais autant qu’Adéline.

*

Quelques semaines plus tard, son père avait remarqué un bleu sur son poignet et Adéline n’avait jamais vu de sa vie le genre de regard que son père avait posé sur elle cette fois-là.

“C’est toi qui décides quel genre de vie tu veux mener,” avait-il dit. “Tu devrais savoir ça à l’âge que tu es rendue mais tu me le dirais si quelqu’un t’empêchait de le faire, non? Si c’était rendu trop pour toi?”

Les larmes sont venues chaudes et abondantes sur les joues d’Adéline, tout son torse était agité par des soubresauts incontrôlables lorsqu’elle avait murmuré faiblement : “Papa, c’est fuck’n beaucoup plus que ce que je peux contrôler.” Son père a eu un faible hochement de la tête. C’est tout ce qu’il voulait entendre.

*

Cette nuit-là, ils ont tracé un plan. Ils se rendraient chez lui vers minuit, à l’heure où ils étaient à peu près certains de le trouver endormi dans un rond de bave sur son divan. Son père le tiendrait immobile et Adéline tiendrait la carabine.

“Si tu veux, je pourrais le tirer moi-même,” avait tout de go suggéré Adéline.

“Comme tu veux, c’est ton call, fille, ton papa y t’aime, lui.”


Flying Bum

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6 réflexions sur “L’amour à mort

    • La fin compense pour tous ces féminicides. L’idée était aussi de donner un genre version féminine à “Des mouches à marde et des hommes” que j’ai écrit la semaine dernière qui parlait de la misère de vivre des homosexuels à une autre époque et dans les campagnes profondes.

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