Les yeux trépassés

La première jeune fille que j’ai embrassée avait les yeux tellement verts que je pouvais les voir même si je fermais les miens. C’était également la première jeune fille avec laquelle j’ai couché. C’était presqu’une femme, en fait, elle était de plus de dix ans mon aînée. Un soir, elle m’avait emmené voir un curieux phénomène, un visage fantôme sur le mur d’un poulailler industriel, la face géante d’un fermier qui avait l’air enragé, les traits de son visage comme esquissés à grands traits au fusain qui auraient commencé à s’effacer, s’embrouiller dans ce qui aurait pu être un flou artistique. La légende disait qu’aucune sorte de peinture, peu importe le nombre de couches, ne pouvait venir à bout de ce visage, il finissait toujours par transpercer la surface encore et encore.

“C’était qui, ce fermier?” que le lui ai demandé.

“Personne ne le sait.”

Nous avions trespassé, comme disent les chinois, mais nous n’étions pas les premiers.

“Qu’est-ce qui arrive à ceux qui trespassent?”

“Les violateurs seront prosécutés,” avait-elle répliqué en riant.

Une brèche restait découpée en permanence dans la haute clôture de broche peu importe les efforts pour la réparer et finalement, le propriétaire des lieux avait abandonné le projet. La face effrayante était un pélerinage local obligé. La puanteur des poules entassées émettait des vapeurs nauséabondes par les carrés de ventilation, une pleine lune jetait un éclairage blafard sur les structures vieillissantes. Je fixais le portrait géant et j’essayais d’imaginer ces yeux terrifiants en vert mais les seules couleurs qui ressortaient du mur décrépit et gris étaient des lignes couleur rouille qui pendaient bien droites comme des glaçons sous chaque clou planté dans la tôle.

L’été s’est achevé et la belle jeune femme aux yeux verts a signé, elle s’est engagée sur un grand chantier, un barrage hydro-électrique au nord du cinquantième parallèle, comme serveuse dans la cantine des hommes. J’ai aussi quitté la ville mais mon voyage n’avait pas été aussi loin que le sien, j’étais rentré à la maison. Le soir je m’étendais dans mon lit et j’imaginais les paysages grandioses du grand nord québécois qu’elle pouvait admirer à loisir. Je lui écrivais de longues lettres de ma plus belle main, avec mon plus beau Pilot à pointe fine noire, elle me répondait brièvement en se fabricant des cartes postales découpées dans des boîtes de céréale, textes brefs et illisibles par l’encre qui s’infiltrait dans le carton brun poreux et je les déchiffrais du mieux que je pouvais, désespéré, jusqu’à ce qu’elle cesse totalement de se donner la peine de m’écrire.

***

La deuxième fille avec qui j’ai couché avait les yeux noirs et perpétuellement vitreux, le regard sombre et noir comme dans le cul d’un ours. Une gothique avant son temps avec des allures de fainéante et des moues de princesse continuellement frustrée. Étui de guitare accroché au dos en tout temps, elle était auteur-compositeur et chanteuse dans un groupe peu connu aux chansons plutôt noires, style mi-chansonnier, mi-gothique. Étrangement, on aurait pu confondre son public avec un public de country. Difficile de rester fâché contre elle, son départ vers d’autres aventures, vers une ville ou une autre, je connaissais sa condition de perpétuelle nomade. Sa maison était une ville perdue sans poulailler et sans pèlerinage vers un visage fantôme effrayant. Un jour elle m’a écrit, longtemps après nos premiers et seuls ébats mais je n’ai jamais pris le temps de lui répondre ne sachant pas où elle aurait pu être le temps que la lettre voyage vers elle. Un an plus tard, elle m’a écrit à nouveau pour me dire qu’elle avait écrit une chanson à propos de moi. Difficile de croire vraiment une fille avec le regard sombre et noir comme dans le cul d’un ours.

***

Mon coloc et moi étions partis pour une escapade estivale en auto-stop. Dans une petite ville minière du nord du Manitoba, j’ai aperçu l’affiche à la porte d’un bar. Combien de chances? Nous n’avions pas l’âge légal pour entrer dans un bar, de peu mais tout de même. Heureusement, nous avions de fausses cartes d’identité. Nous avons trespassé, comme disent les chinois. C’est là que j’ai entendu la chanson. Elle a mentionné mon nom, au complet, nom et prénom, lorsqu’elle a présenté la chanson, mais elle ne m’a jamais vu, souriant et l’égo gonflé avec mon coloc à une table isolée au fond de la salle. Les projecteurs étaient dirigés vers elle, nous étions noyés dans la noirceur. Ses yeux vitreux réfléchissaient la lumière des projecteurs en rayons, comme les yeux d’une zombie. Elle n’aurait jamais pu soupçonner ma présence et si elle avait su, aurait-elle quand même mentionné mon nom? Elle aimait toujours garder une distance émotionnelle entre elle et les gens, cette fille au regard sombre et noir comme dans le cul d’un ours.

“T’as vu, elle a dit ton nom, c’est à toi qu’elle parle?”

“Non, aucune chance, non.”

***

Les autres après elles ne se distinguaient pas vraiment. Il y a eu des yeux bruns, des yeux bleus, mais jamais d’aussi verts ou d’aussi noirs. Avec le temps, les jeunes filles se sont faites femmes et moi je commençais à me voir aussi comme un homme. Mais toujours, en premier, j’observais leurs yeux, les yeux des jeunes filles qu’elles avaient été. Je faisais des colonnes dans ma tête, une colonne verte et une colonne noire, bien égales.

***

Je vois encore les rivages de la Baie James, des yeux noirs, des yeux verts, dans le noir même, lorsque les miens sont fermés.

Et j’entends une chanson.


Flying Bum

New_pieds_ailés_pitonVert

Une réflexion sur “Les yeux trépassés

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