Adéline Rozon avait une façon particulièrement délicieuse de replacer ses lunettes sur son nez, franchement mignonne, un petit ventre rond plein à ras bord de liqueur aux fraises et de Koo-Koo*. La mère de Léon ne voulait plus lui donner la permission d’aller dormir chez elle parce que la mère d’Adéline Rozon était toujours saoule et sa maison sentait toujours la salade aux patates passée date. Adéline dormait dans une rallonge de la maison mobile et le joint qui la reliait à la roulotte n’étant pas très étanche, l’eau s’y infiltrait à chaque ondée laissant une odeur désagréable dans la chambrette. Une fois elle et Léon s’étaient couchés beaucoup trop tard pour des gamins de leur âge, la mère cuvait dans les bras de Morphée, ils avaient soupé aux saucisses à hot dog crues trempées dans de la moutarde en regardant un film à propos de travailleuses du sexe et quelque chose là-dedans avait tourné dans l’estomac de Léon à un point tel qu’il avait dû se concentrer rien que pour continuer à respirer jusqu’au matin. La mère de Léon lui avait dit qu’Adéline était bienvenue en tout temps si elle voulait venir dormir chez eux, si sa mère le lui permettait. Adéline avait plus souvent qu’à son tour profité de l’invitation et ce jour-là, fin de printemps, tout allait bien et les deux comparses se sentaient bien et étaient même devenus héros et héroïne.
Les nuages avaient fui l’Abitibi, le ciel s’était asséché et le grand étang était réduit à l’état d’une vaste flaque de boue brunâtre d’où émergeaient quelques roches rondes dont le vermoulu qui les enveloppait séchait lentement en prenant une triste teinte blanchâtre. Adéline Rozon et Léon avaient ramassé tout ce qui pouvait ressembler à une cuvette. Ils s’étaient précipités vers l’étang desséché juste à temps pour trouver les poches d’œufs collants comme de la gomme balloune qui commençaient à se déshydrater dangereusement dans la végétation mourante. Délicatement, à quatre pattes dans la gadoue, ils soulevaient les poches d’œufs à deux mains pour les transférer doucement dans des chaudières à demi-pleines d’eau qu’ils allaient ensuite transvider dans les cuvettes sous la maison mobile.
Ils étaient alors devenus parents, parents d’une nombreuse famille de grenouilles en devenir.
Une après l’autre, ils soulevaient les poches d’œufs à la hauteur de leurs yeux pour examiner chaque germe en gloussant de dégout, en riant de leurs propres peurs et en plaçant chaque ponte en sécurité sous la maison. Dans leurs esprits juvéniles, il semblait y en avoir des milliers sinon des millions suspendus dans leurs bulles, accrochées aux pieds des quenouilles ou collées aux pierres. Bientôt, les toupets leur collaient au front et on aurait dit qu’ils avaient longuement trempé leurs bras dans la gélatine. Avec grand zèle, ils avaient ramassé jusqu’au dernier œuf pour le mettre à l’abri des prédateurs dans des cuvettes et des cuvettes d’eau propre sous la maison mobile.
Comme s’ils capturaient des étoiles naissantes pour les libérer dans l’eau pure et claire des cuvettes.
Plus tard cet été là, Adéline Rozon avait cessé de venir dormir chez Léon. Il n’en avait pas pensé grand-chose ni gardé rancune, c’était un de ces étés d’enfance rempli de joies et de jeux où l’insouciance dictait l’agenda. L’été où Les Excentriques avaient commencé à gravir les palmarès avec des traductions de chansons popularisées par les Beach Boys.
L’été suivant, il avait poussé des seins à Adéline Rozon et elle avait toujours son petit ventre bien rond de liqueur aux fraises et de Koo-Koo et elle racontait à qui voulait bien l’entendre être enceinte du beau Réginald, le chanteur des Excentriques. Puis elle était complètement disparue. Léon l’imaginait quelques fois dans cette chambrette humide aux murs tapissés d’images des Excentriques et de photos du beau Réginald Breton, chanteur soliste du groupe, câlinant son bébé imaginaire et Léon espérait sincèrement que la belle Adéline ne s’en portait pas trop mal.
Un jour Léon a demandé à sa mère ce dont elle se rappelait de tout cela. Elle s’était longuement plainte du bruit agaçant des grenouilles particulièrement nombreuses cet été là mais elle se rappelait peu d’Adéline Rozon, pas avec la même force d’émotion que Léon à tout le moins.
Elle se rappelait que Léon et Adéline avaient dansé ensemble tout l’été, inséparables, sur la musique yéyé des Excentriques et de bien d’autres groupes de l’époque, montant le volume au maximum pour enterrer les perpétuels appels à l’amour des grenouilles.
Flying Bum
Les Excentriques, originaires de Val d’Or en Abitibi, furent l’un des groupes les plus populaires de l’ère yéyé au Québec.
Me souvenir des chants et des oeufs des grenouilles. Et aussi d’un été, celui de ce pas sur la lune. Dans le chalet d’un Capitaine Dufour (le nom est un hasard) loué pour l’été, au bord du lac Pauzé. Et me rappeler la fille, à l’aura claire de Woodstock, qui se baignait en brassière et en petites culottes sur la plage voisine. Et puis penser à mes cousines, venues nous garder quelques jours, qu’on avait fait crier en leur lançant les batraciens.
Et le long de l’histoire, passer sur des souffles tendres, de ceux où comme Léon, pas pour les mêmes raisons, j’peux presque oublier d’respirer. Ici par exemple :
« Les nuages avaient fui l’Abitibi, le ciel s’était asséché et le grand étang était réduit à l’état d’une vaste flaque de boue brunâtre d’où émergeaient quelques roches rondes dont le vermoulu qui les enveloppait séchait lentement en prenant une triste teinte blanchâtre. »
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Les souvenirs heureux des étés dans l’insouciance de l’enfance, qui ne connecte pas à ces images bénies? Spécialement si des mauvaises lunes ont raccourci ces dites enfances cruellement. Merci pour tes beaux mots. Bon week-end!
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Les têtards, fascinant, l’été tard, l’était tard, et aussi le lait frais et chaud qu’il fallait aller chercher la nuit si tard. Ailleurs mais pareil j’ai l’impression en lisant encore un texte qui remue.
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