La saison morte

Adéline était dans la salle de bain à se laver le visage au savon antibactérien lorsqu’elle a entendu le message en espagnol sortir des haut-parleurs. Les porte-voix étaient attachés au toit du tracteur qui parcourait les sentiers de pierre entre les cottages, le message se répétait sur un mode automatique. Elle s’est essuyée le visage et les mains avec sa serviette de plage puis elle a traversé la chambre et rejoint le salon.

–“Mais qu’est-ce que ça raconte?” lui demande-t-elle.

Il l’a regardée d’un oeil éteint par-dessus les pages de son magazine puis l’a roulé pour en faire un gourdin comme s’il avait l’intention de frapper quelque chose avec.

–“Ils disent qu’ils procéderont à un épandage d’insecticides dans environ une heure.”

C’était la première fois qu’il lui adressait la parole depuis le matin, depuis une dispute stupide et débile à propos de la cafetière. Elle n’aurait jamais pensé lui adresser la parole en premier mais il parlait l’espagnol et pas elle. C’est tout ce qu’il avait fait, toute la journée, parler en espagnol avec tout un chacun sauf avec elle. Même que parfois, il se parlait tout haut en espagnol lorsqu’il croyait qu’elle ne l’entendait pas. Elle mouchait comme un chat lorsqu’elle l’entendait.

–“Nous devons fermer toutes les fenêtres et tout rentrer à l’intérieur,” rajoute-t-il sèchement.

L’enregistrement s’est encore fait entendre et ils sont restés figés tous les deux à écouter. Le seul mot qu’elle a saisi avait été amigos.

–“Sinon nous risquons des troubles respiratoires sévères,” conclut-il.

–“C’est une excellente nouvelle,” répond-elle. “J’avale des pochetées de moustiques depuis que nous sommes ici. Et je pue constamment l’insecticide en aérosol.”

Il n’a rien rajouté, rien que tapé au creux de sa main avec son magazine roulé. Beaux-Arts Magazine, une parmi la dizaine de copies anciennes qu’il avait emportées dans son bagage.

Ils ont passé les quinze minutes suivantes à faire le tour et fermer toutes les fenêtres du cottage.

–“Penses-tu qu’on devrait aller ailleurs?” demande-t-elle, “je pense qu’il faudrait aller ailleurs.”

–“On va être très bien ici,” qu’il lui répond, “où veux-tu qu’on aille, de toutes façons? Moi, je reste ici, je vais en profiter pour faire la sieste.”

Elle le dévisage longuement. On ne sera pas très bien ici, pense-t-elle.

Ils étaient venus pendant la saison morte mais ils ne l’avaient réalisé qu’une fois sur place. L’île entière était dans une sorte de léthargie. La plupart des restaurants étaient même fermés, ils avaient dîné essentiellement aux sandwichs la plupart du temps. Adéline avait choisi méticuleusement l’endroit, lui, homme occupé, la date, et aucun d’eux n’avait pensé à vérifier si c’était un bon moment pour séjourner sur l’île. Et les voilà maintenant, coincés dans un cottage sombre attendant que les hommes procèdent à l’épandage.

–“Je pars,” dit Adéline.

–“C’est ça, va-t-en.”

Elle est passée par la chambre, elle a ouvert légèrement chaque fenêtre et tiré le rideau opaque. Puis elle est partie.

Elle s’est rendue aux abords du quai du traversier avec la jeep de location. Des chiens bâtards jaunes et maigres se couraillaient en rond dans le stationnement. C’était la première fois en cinq jours où elle se retrouvait seule avec elle-même. Elle avait laissé tourner le moteur et poussé le climatiseur à fond. Elle écoutait la radio rock locale. Elle se grattait les vieilles morsures de moustiques pour passer le temps.

Lorsqu’elle est rentrée deux heures plus tard, il avait entrepris un nouveau Beaux-Arts Magazine allongé sur le lit dans la chambre.

–“J’ai tenu le fort,” dit-il, et ce furent là les derniers mots qu’il lui adressa pour le reste de la journée.

Plus tard alors qu’il passait sa nuit à chercher son souffle et à vomir, accroupi au sol en serrant la cuvette dans ses bras, elle se tenait au-dessus de son pauvre corps spastique dans la salle de bain.

–“Putain,” râla-t-il gutturalement, “fais quelque chose.”

–“Habla espanol, señor ?” lui demandait-t-elle tout en lui bottant le derrière un bon coup.


Flying Bum

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