Dans l’église déserte et silencieuse, les anges de granit regardent Odile et Adèle de haut, juchés sur leurs piédestaux de bois dur. Ils ont les ailes arquées vers l’arrière comme prêts à prendre leur envol. La madone de plâtre blanc les observe également, elle et Adèle. Odile n’est pas au courant qu’une madone devrait toujours avoir un regard bienveillant. Le visage de la vierge a ce regard figé, les lèvres serrées et les yeux froncés comme lorsqu’une personne s’apprête à dire quelque chose, mais que le diable les emporte toutes les deux si la blanche madone prononce un seul traître mot avant qu’elles ne sortent de l’église.
Odile ne voit rien de tout cela, concentrée qu’elle est de fixer le reflet de son propre visage dans l’eau bénite stagnante au fond d’un bénitier de cuivre verdi, comme un chat effrayé de se jeter sur sa pitance.
Odile a ce quelque chose à propos de l’eau. Elle raconte à qui veut l’entendre que son petit ami Gérald a un jour empoisonné l’eau du puits, comment il est apparu avec un sourire débile au visage, les veines remplies de toute cette sorte de cochonneries qu’il avait laissées tomber dans l’eau, innocent. Quelques mois après, après qu’ils se soient disputés à propos d’argent mystérieusement disparu, Gérald était allé bavasser à la mère d’Odile une histoire à propos de tous ces hommes et de tous ces actes sexuels dépravants qu’elle avait échangés avec eux pour un peu de drogue. Le chien bâtard de Gérald en avait pourtant eu une large part, donne à manger à un cochon . . .
Après, sa mère ne lui ouvrait plus, cadenassée à double tour dans sa piaule, peu importe combien longtemps et avec quel acharnement Odile insistait. Gérald en avait parlé à son père aussi, tant qu’à y être. Lorsqu’elle avait frappé à sa porte à lui, il l’avait ouverte toute grande, le temps de lui lancer une paire de jeans et un manteau court en suède qu’elle avait oublié chez lui, comme si cela lui suffirait à survivre dans le froid de l’hiver montréalais.
Il n’y avait plus nulle part où aller pour elle que la Maison de la Miséricorde, le refuge pour femmes itinérantes. Elle et Adèle s’y étaient rendues pour le dîner de Pâques, s’étaient connues là, devant deux assiettes remplies de jambon et d’une variété festive d’accompagnements. Adèle l’avait tout de suite flairée, cheveux noirs gothiques avec une longue repousse jaune, les yeux contournés de eyeliner charbon, une peau blanche effrayante – elle remplissait son assiette à grandes pelletées comme si c’était le denier repas qu’elle faisait sur terre. Adèle était à sa place habituelle sur un vieux divan fleuri lorsqu‘Odile était venue s’assoir près d’elle, ce qu’aucune autre fille n’avait osé à ce jour, et Adèle aurait bien aimé que ça se poursuive. Elle lui avait alors lancé un regard de braise. Odile avait pris la balle au bond et lui avait retourné un regard semblable, fini d’une longue grimace de la langue.
De près, Adèle avait pu apercevoir à travers le rouge à lèvres noir, une boule d’argent piquée au bout d’une petite langue rose bonbon. Odile avait une tache de sauce brune au coin de la bouche qu’elle laissait sécher là comme si cela ne regardait personne d’autre qu’elle. Adèle avait admis admirer la chose. Odile sentait bon, aussi. Ce n’était pas vraiment du parfum. Ce n’était pas le fumet du jambon sur-bouilli que les bénévoles servaient. Elle sentait davantage l’odeur fraîche de toutes choses lorsqu’une forte pluie avait emporté l’odeur des mauvaises choses au loin.
Pour mettre la main sur un dessert, sur quelques chocolats de Pâques dans un cellophane craquant et un lit pour la nuit, elles avaient dû se taper Les dix commandements, la vieille version en noir et blanc avant d’écouter sœur Germaine leur raconter l’histoire de Lilia au puits. La sœur racontait que Lilia était une bonne femme qui s’était vendue à un homme riche pour sauver l’homme de sa vie et que bien qu’elle ait été cruellement honnie par tout le village, on la laissait encore se rendre au puits y boire de l’eau. La sœur disait que c’était la preuve que Dieu l’aimait quand même.
Odile s’était levée carré pour crier à soeur Germaine que Lilia valait bien mieux que cela, “câlissement mieux que ça.”
Odile croit qu’elle n’a rien, rien que des petits seins bien fermes qui allument les bonhommes, le cul rebondi d’une adolescente, et son Gérald vers qui elle pourrait bien ramper à genoux même si cela impliquait de traverser toutes sortes de limites que le commun des mortels était incapable de comprendre. Les voisins, parmi les pires. L’alignement de pauvres paumés sur les trottoirs devant le foutoir où crèche son Gérald. Les longues lignes de poudre blanche étendues sur la table à l’heure bleue en lieu et place d’un petit déjeuner digne de ce nom.
Odile pense que toute cette sorte de choses va s’empirer encore plus avant de se mettre à aller un peu mieux et elle ne se trompe jamais là-dessus.
Elle en rajoute pour la sœur, “Lilia avec son linge de riche, son lit moelleux, ses repas servis dans son assiette avec des grands vins, c’est toujours bien mieux que de fouiller dans les vidanges et de prendre plein la gueule des queues sales de petits vieux.”
Tout le monde a ri, sauf sœur Germaine, mais maintenant, des mois plus tard, Adèle se dit qu’Odile avait raison. Lilia n’a pas eu à jeter un bébé dans le placard du concierge, elle, comme Odile venait de le faire, le cacher dans les poils sales et malodorants d’une vieille moppe au fond d’une chaudière d’eau grise. Odile criait, serrant la main d’Adèle en sacrant contre tous les hommes de la terre prête à l’assassinat de masse – et bien qu’Adèle aurait aimé la croire, elle savait qu’elle n’était pas prête à franchir cette ligne, pas encore. Le pauvre bébé était un garçon.
Entre les cris, les sanglots, elle s’est accroupie prise de soubresauts intempestifs de la poitrine. Les yeux à peine ouverts, les cheveux tapés par la sueur, elle ressemblait à la madone de plâtre blanc sauf pour le rouge de son sang, écrasée là essayant de décider si elle poursuivait sa calvaire de vie juste pour voir si les choses pouvaient encore s’empirer ou si le meilleur s’en venait pour elle.
Odile avait l’air effrayée, détruite, mais Adèle lui répétait qu’elle était une brave. Peu importent les emmerdes, qu’elle tiendrait bien le coup, à la putain de vie qui s’accrochait en elle. Mieux qu’Adèle l’avait fait l’année d’avant. Pensant bien faire, Adèle racontait à Odile comment elle avait été totalement tétanisée à s’imaginer voir sortir de son corps un bébé monstrueux qui la fixerait avec les yeux à moitiés croches de son propre père avec la même peau dégueulasse picotée de taches de rousseur. De l’avorteur avec son cintre et l’odeur de sang et de pisse de sa “clinique”, odeurs impossibles à faire disparaître ni de là ni de sa tête. Elles pleuraient maintenant toutes les deux. Puis Odile s’est remise à crier. Mais il n’est jamais trop tard. Le bébé respire encore.
Ce matin, Adèle accompagne Odile et son bébé chez les sœurs. Sœur Germaine – elle devrait aller à Vegas celle-là, elle a un œil que personne ne peut lire – elle a ouvert la porte. Elle a pris le bébé sans offrir la moindre prière, pas un seul bon mot ni même de reproches. Elle s’est retournée, est partie avec le poupon dans ses langes de fortune en trottinant dans le corridor, ses jupes bruissant dans leur frotti-frotta comme d’habitude, comme si chaque jour des bébés arrivaient ici. Pas de papa. Pas de grand-maman, pas de grand-papa. Pas de maman non plus, rien qu’une fille tachée de sang de la tête aux pieds qui tend son poupon comme on retourne une paire de pantalons qui ne nous va pas.
***
Aujourd’hui Pâques est revenu, Odile se tient près du bénitier de cuivre verdi comme s’il restait quelque chose à faire, à espérer. Elle se demande à voix haute si une pute peut mettre ses doigts là-dedans sans prendre en feu dans une flamboyante combustion spontanée.
Adèle, elle, se serait contentée d’une entente à l’amiable avec le diable, d’un unique verre d’alcool dans les circonstances, c’est Pâques après tout, un seul, promis, – innocente – comme Lilia qui a échangé son cul contre une vie. Dieu l’a bien pardonnée, elle.
Odile clapote du bout de l’index dans l’eau bénite, puis elle se recule craintive. Elle examine son doigt. Elle sait bien. Les filles comme elles doivent se méfier des anges en granit prêts à s’envoler, aux blanches et vierges madones qui regardent les filles comme elles de côté. Elles doivent se contenter de décanter une eau à peu près potable puisée dans les fonds vaseux, être prêtes à amorcer un jour des siècles de repentance.
Après seulement, elles pourront peut-être les trouver, frapper aux bonnes portes et s’attendre à une sorte de paix, de résurrection.
Ou encore et encore de l’agression, c’est selon.
Flying Bum
Intense et terrible… La misère crue, la déchéance, un texte qui remue les tripes !
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On peine à voir l’amitié sincère entre Odile et Adèle, c’est tout ce qu’il y a de beau là-dedans. Merci pour votre commentaire.
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J’ai vraiment trouvé votre texte déchirant.
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Ouf. Très difficile à lire, mais beau, Luc!
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Merci Geneviève, c’est apprécié.
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