La nuit de l’exil

La nuit avant d’avoir douze ans, Léon et son père fonçaient à travers le parc provincial de LaVérendrye, vitesse grand V laissant l’Abitibi derrière eux pour de bon. La radio jouait à pleine tête des chansons en anglais, la route était un long serpent plat qui se précipitait en ondulant de gauche à droite et de bas en haut à travers une mer d’épinettes grises, la seule mer que Léon n’avait jamais vue. Il était installé sur la banquette arrière, le visage collé à la fenêtre à l’affût d’un raton, d’un ours, mieux, d’un orignal ou deux. Il n’y avait sur le bord de la route que des petits piquets aux extrémités phosphorescentes qui annonçaient les milles un par un, des talles d’épinettes dénudées comme de longues aiguilles pointant vers l’azur les pieds submergés dans l’eau d’un lac. Loin derrière, les derniers hommes graisseux aux longues barbes emmêlées, guenilles en main à côté de leurs pompes à essence.

Lorsque Léon avait demandé à son père s’ils étaient pour s’arrêter bientôt, taponnant les papiers de gomme balloune au raisin qui jonchaient la banquette, les mâchoires endolories d’avoir tant mâché, les bouteilles de Grapette, la langue tournée définitivement au violet – tout ce que Léon avait eu à se mettre en bouche dans sa journée – son père lui avait tendu une liasse de billets sortie de ses poches, dernier petit bas de laine récupéré in extremis dans la maison familiale vendue à un militaire américain, et lui avait demandé de les démêler et de les compter histoire de l’occuper, et Léon les avait patiemment défroissés, triés, comptés, en pensant tout le long à la ville laissée derrière eux, sa petite patrie, ses amis, et comment le lendemain du haut de ses douze ans il verrait le monde d’un œil nouveau, différent. Un regard tout neuf, probablement comme celui d’un gamin qui tient une grosse liasse de billets pour la première fois de sa vie et qui imagine à peine son pouvoir, ou qui regarde un homme mourir lentement devant lui en l’observant, impassible, de la façon dont on regarde les gens et que l’on pense pouvoir tout faire disparaître. Léon avait appris plus tard qu’on ne peut jamais vraiment faire disparaître les choses, la mort d’une mère qui prend lentement tout son sens dans cet exil troublant mais qui ne veut pas disparaître, pas même lorsqu’on se retrouve seul complètement dans le noir et qu’on plisse les yeux du plus fort qu’on peut.

“On vient de passer le 200,” Léon affirme-t-il, voulant dire les 200 milles, 200 piquets, 200 millions d’épinettes et le soleil était sur le point de disparaître sous la cime des arbres dans un paysage morne où il n’y avait plus de couleurs, juste un grand firmament gris et une lune blafarde. Le père de Léon a négocié une courbe à grande vitesse et Léon est tombé de côté sur la longue banquette de cuir glissant. Le père pompait du pied sur l’accélérateur en déclarant adorer ce Jim Morrison parce que sa musique lui donnait l’impression que toutes les choses pouvaient maintenant recommencer, que les incendies n’ont jamais été vraiment allumés, que tous les vides ne demandent qu’à se faire combler, que personne ne meurt plus et la route n’attendait que de se faire chauffer l’asphalte par les roues des voyageurs pressés d’aller au-devant d’une vie inconnue et toute cette sorte de choses nouvelles et insoupçonnées pour Léon aussi.

Lorsqu’il parlait ainsi, son père tournait la tête de coté comme s’il espérait que quelqu’un d’autre que Léon, un gosse, ne l’écouterait, ne lui répondrait, comme si c’étaient là des choses qu’un enfant ne pourrait pas comprendre. Léon avait appuyé ses deux coudes sur la console entre les deux sièges, la tête en étau entre les deux dossiers avant, essayant de boire toutes les paroles anglaises qui sortaient de la radio.

“Et d’autres fois,” continue le père, “il ne me donne que le goût de fumer une bonne cigarette.”

Plus tard cette nuit-là, lorsque le ciel était devenu aussi noir que l’asphalte, le père de Léon a immobilisé la grosse voiture américaine devant un poste d’essence avec une sorte de magasin général adjacent. Je sors m’acheter des cigarettes, avait-il simplement dit, lui qui ne fumait plus depuis peu, en proie à un début de cancer de l’œsophage. Mais Léon savait fort bien qu’il reviendrait avec une surprise pour lui, sinon il l’aurait laissé l’accompagner dans le magasin. Un doute tout de même, Léon connaissait très peu son propre père, à peine un peu plus depuis que sa mère était morte. Léon se demandait s’il était passé minuit, si son père lui rapporterait un gâteau de fête. Léon se demandait aussi si son père se rappelait que le lendemain ce serait sa fête.

Léon, tout petit, s’est tortillé pour se faufiler entre les deux banquettes avant, il s’est assis dans le siège du conducteur où il a posé ses mains sur le volant, il tournait la roue à gauche, à droite, sans fin, pensant à tous les endroits où il pourrait aller si seulement il était assez vieux, s’il pouvait voir par-dessus le tableau de bord, s’il savait différencier l’accélérateur des freins, si ses pieds se rendaient.

S’il pouvait choisir lui-même les bonnes chansons pour se propulser de cette vie-là vers une autre, ailleurs.

Au loin, son père qui revient.

Les mains vides.


Flying Bum

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5 réflexions sur “La nuit de l’exil

  1. Une Grapette et une barre de Caravan. Assis à côté du JukeBox à regarder mes cousines danser le rock’n roll. Souvenirs d’été au lac St-Joseph près de Québec.
    La bouteille de Grapette était plus petite si je me souviens bien. Merci de nous faire visiter votre univers qui s’imbrique aussi dans celui de vos lecteurs.

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