Les éléphants
Les éléphants étaient enterrés dans le sable jusqu’au cou. D’une certaine distance, tout ce que l’on pouvait voir, des trompes et des oreilles énormes battant dans le vent chaud du désert ondulant comme un banc d’algues sous l’eau limpide. Les éléphants se battaient les oreilles contre le sable envoyant des vibrations qui leur revenaient par des ondes messagères lorsque les vibrations frappaient un objet solide. Une pierre, par exemple, une pierre assez grosse tout de même. Ou un camion transportant des cochons en cage protestant contre leur triste sort. Ou un plein camion de Budweiser. Ainsi, les éléphants voyaient venir le danger de loin.
On rêve de choses comme celles-là ou on les voit clairement, substances floues aidant. On ne le demande pas, mais on les rêve, on se les imagine très bien. Et aussi on se nourrit, on dort, on marche, comme en transe à travers le dédale des tâches quotidiennes qui constituent nos vies. Peut-être bien que tous ces éléphants ont toujours été là. Peut-être n’existaient-ils pas avant que vous ne les remarquiez, que votre regard les invente. Peut-être n’existent-ils pas du tout. Ils sont là pourtant à dix mètres de la route. Peut-être que VOUS n’existez pas. Les éléphants soulèvent des questions qui n’avaient jamais été soulevées avant les éléphants.
Les éléphants ne sont pas stupides. Ils sont brillants, bien entraînés, et ils construisent avec leurs trompes essentiellement – qui sont beaucoup plus flexibles qu’aucun bras humain et qui peuvent aussi bien caresser un bébé que déraciner un arbre – construisent à même le sol des tranchées profondes pour se protéger contre nos colères.
Les éléphants ont gagné une guerre pour Hannibal. Il a traversé les Alpes en plein hiver alors que les meilleurs stratèges militaires affirmaient haut et fort que les Alpes étaient impassables l’hiver à cause des tempêtes de neiges imprévues, des vents impitoyables. Les éléphants, souvent enterrés dans la neige jusqu’au cou, étaient capables d’avancer encore et toujours, inlassablement, grimpant ou dévalant les montagnes à travers les traîtres cols et les pentes abruptes, transportant les troupes armées de lances et de catapultes. Pas rien que quelques éléphants, on se l’imagine très bien, sont tombés dans de sournois précipices et en sont morts. Hannibal ne s’est jamais arrêté.
Peut-être ne s’en est-il même jamais aperçu.
La femme du lac
Sur une chaise pliante aux courtes pattes, elle est assise, seule sur la plage, les pieds dans le sable, les yeux dans l’eau, cigarette au bec, personne alentour ne la connaît ni n’en fait de cas, et ce n’est pas clair ce qu’elle veut vraiment à moins que ce qu’elle veut vraiment ne soit d’être laissée tranquille et seule, auquel cas elle a choisi la mauvaise section de la plage.
Elle ramasse les canettes de bière à même la caisse près de sa chaise, tire les goupilles et avale, et plus longtemps elle reste là, buvant et fixant le vide, plus sa peau prend une coloration comme de la rouille, particulièrement ses maigres épaules marquées de quelques tatouages et de brûlures naissantes. Ma douce n’apprécie guère ses allures d’enfant perdu et son visage m’effraie, l’image de la torpeur sans sourire aucun, ni expression quelconque. M’inquiètent aussi, les multiples chaînes qui pendent à son cou et qui proviennent probablement davantage de la quincaillerie que de la bijouterie et comment, après plusieurs bières, elle sort un poignard et qu’elle commence à découper des silhouettes animales dans les canettes et qu’elle les plante dans le sable à ses pieds, une tribu singulière d’aluminium qui prend vie devant elle sous les rayons du soleil. Et leurs longs ombrages inquiétants.
Même au hasard d’une journée aussi parfaite, il m’est impossible de résister à l’idée de lui inventer une histoire dans ma tête. Je pourrais l’appeler Adéline ou Odile. Sans me rapprocher d’elle, sans échanger un traître mot, je pourrais lui fournir une vie et une voix qui conviendraient à ses tatouages, ses chaînes, ses sculptures d’aluminium et, avant que je ne quitte la plage, je croirais moi-même à toute cette histoire. Mais il est beaucoup trop commode d’imaginer. Après une baignade, je m’approche d’elle et je lui demande si elle serait assez gentille pour m’offrir une bière. Après qu’elle aie craché un gros morviat dans le sable et qu’elle m’eut dit non, sec, sans même me regarder, j’ai continué mon chemin. Je me suis dit à moi-même qu’elle devait en avoir besoin beaucoup plus que moi.
Et je me suis refusé d’imaginer pourquoi.
Fin
La conscience est une fin en soi. Nous nous torturons d’arriver quelque part, et quand nous arrivons là-bas, il n’y a nulle part où aller. ~ D. H. Lawrence
Flying Bum

Éléphants et Michelangelo, GIF piqués sur le net, Hopper, la femme au bar, GIF de moi.
Les éléphants mon animal préféré. Des forces de la nature qui sécurisent quiconque sait être loyal avec eux 🙂
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