Question d’équilibre

Elle apprécie énormément le sommeil qui lui restaure, pense-t-elle, un peu de sa beauté originale. Le truc ne fonctionne pas particulièrement bien ces jours-ci. Adéline descend les marches passé neuf heures, dans sa robe de chambre de tous les jours aux fils étirés, les yeux encore gommeux et encroûtés qu’elle plisse pour mieux voir où elle va.

Léon, lui, est debout depuis les aurores. Il a déjà avalé son petit déjeuner, continué de travailler sur sa nouvelle à propos d’un vieux singe qui se meurt d’amour, et il s’est même plongé dans le livre qu’on lui a envoyé pour en faire la critique.

“Tu as une mine de l’enfer,” lui dit-il. “En fait, tu pourrais réveiller un mort.” Ce doit être le pyjama du siècle dernier de feu son père qu’elle porte sous sa robe de chambre ouverte. Ou c’est la façon dont ses cheveux blancs entremêlés à des mèches blanc jauni se détortillent lentement comme des feux follets avant de plonger dans le bas de son dos, presqu’à sa taille, une tête presque féminine, mais encore, pas tant que ça.

“Innocence, beauté, autant en emportent les cruelles marées du temps.” 

auteur-blogueur peu connu

“Hé,” dit-elle, levant à peine une main. Puis juste des sourires et des hochements de tête. Et elle passe sans s’arrêter.

Elle ne porte jamais ses prothèses auditives à cette heure du jour. Léon s’amuse à dire à voix haute tout ce qui lui passe par la tête, du grand n’importe quoi. Parfois, il dira, “Tu es particulièrement adorable ce matin, ma chérie.” D’autres fois, “Tu as toutes les allures d’une terrifiante sorcière ce matin, mon amour.” Et peu importe la phrase, Adéline sourit montrant des dents usées par les années. Elle se prépare une potée de thé et retourne dans son lit avec.

Il fut un temps où Léon lui montait son thé, spécialement les jours de fête et aux congés. L’habitude s’est évanouie avec le temps. Il ne se souvient plus trop quand. Il s’interroge. Lorsque le corps se fait vieillissant, qu’apparaissent des taches sur une peau fripée de reptile, est-ce que les gens se touchent encore? Est-ce qu’ils se gomment encore la bouche ensemble avec leurs gueules de tortues?

Léon lave sa vaisselle du matin. Le plancher craque au-dessus de sa tête. Bientôt Adéline redescendra, tout habillée. Il suit le son de ses pas sur le plafond mais il sent quelque chose d’étrange dans la démarche d’Adéline ce matin. Il l’attend au pied de l’escalier et il y a quelque chose de lent et de bizarre dans ses pas. Lorsqu’Adéline apparaît en haut de l’escalier elle a l’air plus grande, comme majestueuse, et cela ne tient pas uniquement au fait qu’il l’observe de plus bas. Sa posture lui rappelle celle des femmes Yoruba. Léon retire ses lunettes et frotte ses verres sur sa manche. Adéline porte quelque chose sur la tête, une sorte de large chapeau plat, quelque chose qu’elle a dû sortir de ses malles au grenier, souvenir de sa folle jeunesse. Léon remet ses lunettes. Puis, il réalise que c’est le cabaret dont elle se sert pour son thé matinal et tout l’attirail qui vient avec, il reconnaît le pot à thé, la tasse dans sa soucoupe et il entend le délicat cliquetis de la petite cuillère dans la tasse. Elle a refait ses cheveux dans son usuelle toque française, pratique pour tenir le cabaret en place. Elle est toujours aussi élancée. Son corps, tout à fait droit pour tenir l’équilibre, lui redonne des allures de jeune femme. Debout et bouche-bée, Léon cherche son souffle. Adéline regarde droit devant, elle ne se tient après rien, trouvant uniquement du bout de ses orteils l’extrémité de chaque marche sans hésiter le moindrement.

Adéline a appris le truc de ces femmes. Il y a bien trente ans, sinon davantage, au sud-ouest du Nigéria où était-ce au Bénin, à force d’observer ces femmes Yoruba qui transportent absolument tout sur leurs têtes. Léon se rappelle lorsqu’Adéline l’avait surpris au retour du travail en lui démontrant son nouveau talent. Comment elle se débarrassait habilement de la charge sur sa tête avant d’attraper les mains de Léon pour l’entraîner dans une danse au salon. Quelle fille c’était.

Il lui reste trois marches à descendre. Deux. C’est fait, bien réussi. Les yeux d’Adéline et de Léon se rencontrent, elle sourit subtilement.

“Permettez-moi,” dit Léon. Il tend les deux mains pour saisir le cabaret sur la tête d’Adéline et l’en débarrasse. Elle se tient toujours droite et immobile, les épaules en arrière, le cou allongé.

“T’es tellement belle, Adéline” lui dit Léon, les yeux tout brillants.


Flying Bum

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Publié dans le cadre de l’Agenda Ironique d’octobre 2022 traitant obligatoirement de la beauté avec l’ajout imposé d’une citation créée de toutes pièces.

11 réflexions sur “Question d’équilibre

  1. Une complicité dans un couple vieillissant, avec des peaux fripées de reptile( très belle image) qui au quotidien s’accompagne par de petites attentions pour le temps qui reste. Beaucoup d’émotion à la lecture de ton texte 🙂

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  2. Il est beau, ce texte, Luc. Vraiment très beau. Très émouvant aussi. Et vivant.
    Elle est elle, Adeline. Et c’est ce qui la rend belle dans le regard de son homme je crois. Au delà du temps.
    La fin m’a fait penser a une citation d’Henri David Thoreau: « Peut-on imaginer plus grand miracle que celui qui a lieu lorsque nous nous regardons dans les yeux les uns les autres l’espace d’un instant ? »….
    En tout cas bravo 👏 Et merci 🙏

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  3. Émouvant, tu dis. C’est exactement sur l’émoi que j’ai travaillé bien que le sujet devait être la beauté. Je crois qu’il n’y a pas de beauté sans émoi, la beauté sans l’émoi c’est rien que de la jeunesse. Bonne journée!

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