C’est dans la maison d’Adéline que j’ai toujours préféré découcher. Une boîte carrée de trois étages couverte de papier-brique. Rien de bien luxueux, beaucoup de pièces avec rien de bien dispendieux comme ameublement, plutôt bordélique. Sa mère élevait seule la famille avec peu de moyens. Je n’avais jamais vu un divan comme le sien. Si usé, décoloré, déchiré qu’on l’avait emberlificoté de pellicule plastique comme une momie, même les coussins de velours bon marché et les appuie-bras. Jusqu’aux coussins en forme de tube en tissu doré qui semblaient n’avoir rien à faire avec le divan original. Très désagréable de s’asseoir là-dessus l’été lorsqu’il faisait chaud, avec nos culottes courtes, nos cuisses collaient au plastique saran. Mais c’était tellement différent du divan de notre salon familial en tissu tissé serré comme un kilim turc, le divan d’Adéline m’attirait irrésistiblement.
Les enfants étaient laissés en liberté dans la grande aire ouverte du troisième qui ressemblait à un grenier davantage qu’à une chambre. Cinq matelas relevés sur les murs de bois brut pour faire de la place au jeu, les draps et les couvertures en bataille ici et là, les frères et les sœurs mêlés les uns aux autres dans cette chambre de fortune – des sacs de fève comme sièges avec des rapiéçages en ruban à conduits, des affiches fluorescentes, des cartes de hockey partout, des poupées Barbie, des G.I. Joe et des poupées de chiffon. Mais lorsque j’étais reçu à coucher, sa mère nous offrait à Adéline et à moi la chambre d’amis du deuxième.
Pour dîner, ils mangeaient des maïs en épis et une salade aux patates que leur mère fabriquait elle-même et des chiens chauds. Saucisses bon marché de marque maison. J’en prenais toujours deux. Avec ketchup. Chez moi, ma mère ne nous servait jamais de chiens chauds roses et verts pour dîner. À cause du gaspillage de colorant alimentaire probablement. Si on était chanceux, à nos anniversaires, elle nous servait à la grande table de la salle à dîner des chiens chauds grillés sans couleurs, garnis de relish, de moutarde et d’onions avec un énorme sac de croustilles et de l’orangeade pétillante. La famille d’Adéline dînait souvent dehors sur une table à pique-nique aussi bancale qu’énorme installée directement sur l’herbe haute qui semblait ne jamais être tondue, les enfants l’aplatissaient en la piétinant dans leurs mouvements quotidiens. Ils possédaient un énorme berger allemand, une femelle dont je ne me rappelle plus du nom, très gentille mais elle se frottait souvent et très allègrement le derrière sur le linoléum de la cuisine. Adéline et sa famille disaient que c’était “ce temps-là du mois“ et semblaient ignorer totalement son manège. C’est dans des moments comme ceux-là que j’ai appris comment les gens pouvaient agir et penser différemment d’une maison à l’autre. Chacun sa manière bien à lui de voir les choses.
Alors, le jour nous nous amusions avec ses poupées, je la suppliais de me laisser une Barbie, il n’y en avait pas chez moi. Nous étions cinq garçons. Ou nous allions jouer dans le petit bois au fond de leur cour – champ de foin. Ses frères Daniel et Michel, avaient creusé des pistes et érigé des buttes et des tunnels pour leurs petites voitures de métal. Nous guidions les petites voitures à travers ces routes, ces tunnels, les laissions dévaler les pentes pour les rattraper plus bas. Le beau fini métallique brillant des voitures devenait tout crayeux sous l’action de la poussière.
Le soir avec ses deux jeunes sœurs, nous sautillions partout dans l’herbe longue, chassant les mouches à feu armés de bocaux. Après, Adéline et moi nous nous glissions dans le divan-lit de la chambre d’amis et nous lisions ensemble le “livre sale”, comme elle l’appelait. Sa mère le conservait généralement bien caché dans sa table de chevet mais Adéline l’avait trouvé par hasard et voulait en connaître tous les vilains secrets. Nous lisions ensemble. Nous nous endormions ensuite, conservant une distance prudente entre nos deux jeunes corps en prise à des pulsations nouvelles.
Une nuit à la fois, c’est tout ce qu’on m’autorisait. Le lendemain, après cette visite, sa mère m’avait gentiment jeté dehors au soleil couchant et elle regardait par la fenêtre jusqu’à ce que je sois rendu chez moi. Je marchais lentement le coeur gros et personne n’était venu m’accueillir à la porte. Je suis entré et je me suis rendu à la salle de bain directement, j’ai fermé la porte derrière moi. J’ai fouillé dans la taie d’oreiller qui me servait à transporter mon petit bagage. Un pyjama que je ne mettais jamais, un chandail chaud au cas, une brosse à dents enroulée dans une débarbouillette et, un peu coupable, une vieille Barbie toute crottée sans la moindre pièce de vêtement sur le dos, chapardée chez Adéline. Je l’ai passée sous le robinet et je l’ai bien brossée, partout. La finition des petits recoins intimes avec un coton-tige. Puis je suis monté rejoindre mon frère dans la chambre que l’on partageait et je lui ai montré la poupée en la tenant écartillée devant lui et je lui ai donné.
“Je te l’avais bien dit, gros innocent, que Barbie n’en a pas de noune.”
Voir ses grands yeux et son visage ébaubi avait valu pour moi tout l’or du monde.
Flying Bum
En en-tête, photographie de Davide Parise
J’aime beaucoup tes descriptions des lieux, des us et coutumes. Le plastique sur les divans qui te colle aux cuisses l’été j’ai connu cela….
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Merci Marie-Josée pour tes mots toujours flatteurs. Bonne journée!
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