On a beau avoir atteint un âge vénérable, ces choses-là peuvent survenir à tout moment. Picasso a bien eu son dernier à quatre-vingt-quatre ans! J’avoue que personne dans mon entourage n’est vraiment tombé en bas de sa chaise en l’apprenant. Ma maison a toujours été considérée un peu comme un mélange de SPCA et de refuge Meurling. Ça traîne dans la famille, plusieurs portent cette tare, on est quelques-uns à s’être faits appeler Saint-François-d’Assises, surtout du côté de ma mère. Le plus célèbre à mes yeux étant mon oncle Raymond qui vénérait les animaux comme des créatures du bon Dieu au même titre que ses frères, ses soeurs et ses enfants. Il leur parlait comme il parlait aux humains et ma foi, les animaux comprenaient ce qu’il leur disait. Sa basse-cour s’étendait sur toute sa propriété, sans clôture, et outre les nombreuses espèces qui la composaient, il y avait beaucoup trop de coqs pour la quantité de poules qui se trouvaient là. Il ne pouvait tout simplement se résigner à tuer un animal pour des raisons purement mathématiques même si les pauvres poules n’avaient plus de plumes sur les flancs à force de se faire grimper dessus par les coqs. Et quand les gens lui demandaient comment il faisait pour ne jamais se faire tuer des animaux par les machines qui passaient dans le chemin, il répondait calmement et le plus candidement du monde : “J’y’eux dis de pas y aller.”
Et c’est comme ça qu’en plus d’avoir ramassé, soigné et nourri quantité hallucinante de bêtes abandonnées, d’avoir hébergé tant de monde mal pris, d’amants éconduits ou d’esprits temporairement hors d’usage, que j’ai aussi eu et élevé mes garçons “en y’eux disant” calmement de ne pas se garrocher dans n’importe quel chemin sans se méfier des machines, de garder un oeil ouvert sur tous les gros méchants loups, de toujours essayer d’être des bons garçons et c’est exactement ça qu’ils sont devenus maintenant. Mais comme le disait Yogi Berra, c’est jamais fini tant que c’est pas fini. La nature est puissante.
Ma douce, elle, avait élevé sa fille toute seule jusqu’aux treize ans de la petite, alors que je suis apparu dans sa vie et que je suis venu lui donner un coup de main. J’ai gagné une fille en chemin et nous sommes même maintenant devenus d’heureux grand-parents. À deux, nous avons à ce jour cinq petits-enfants. Chaque fois que ma douce m’a dit à la blague que ce serait bien d’en avoir un p’tit dernier à nous deux, je lui répondais toujours avec un petit sourire en coin : “Dois-je te rappeler que tu es doublement ligaturée?”. Et je me sentais bien à l’abri de l’expansion familiale inopinée, jusque là.
Elle travaille dans un milieu, la restauration rapide pour ne pas le nommer, où on embauche une bonne quantité d’étudiants, des adolescents et des adolescentes sur des horaires souples pour leur permettre de poursuivre des études. Paquet d’ados et horaires flexibles, pas toujours des choses facile à gérer. La nouvelle réalité des jeunes est bien différente de celle que l’on a connue. Plusieurs veulent une job mais beaucoup d’entre eux ne sont pas vraiment motivés au travail. Le roulement de personnel est impressionnant, l’assiduité considérée comme une valeur des jours anciens, l’obligation de résultat vue comme une cruauté condamnable, la bonne humeur au travail une utopie. Gérer un groupe d’adolescents en milieu de travail semble tenir de la haute voltige. Mais un garçon se détachait du lot. Appelons-le Frédéric. Je n’entendais que de bonnes choses à propos de ce garçon. Toujours souriant, bien mis et à l’heure pour son travail. Il accomplissait toutes les tâches qu’on lui confiait avec sérieux et aplomb et pouvait même faire preuve d’initiative. Il acceptait toujours d’aider lorsqu’un autre jeune faisait faux bond à la patronne, acceptait sans rechigner de faire les heures que les autres ne voulaient pas faire tout en gardant le sourire et en étant d’agréable compagnie en tout temps. Il était également un étudiant sérieux, impliqué à fond dans ses études et ne cumulait que des succès. Les sciences de la santé l’attiraient et il complétait une technique en soins pré-hospitaliers bien que sa cote lui aurait permis de choisir toutes les orientations qu’il aurait souhaitées. Il consacrait également beaucoup de son temps à faire du bénévolat pour l’Ambulance Saint-Jean, ce qui lui donnait des crédits pour accélérer sa technique d’ambulancier.
Il devait assumer lui-même son train de vie, ses études. Avec son petit boulot et les prêts et bourses, ces trois années d’études constituaient déjà un énorme défi pour lui, il devait accéder à un vrai métier rapidement. Seul dans la vie, à toutes fins pratiques, il avait été retiré de son milieu familial à sept ans et vivait depuis en famille d’accueil.
Il était maintenant un des plus anciens employés étudiants du restaurant et il avait atteint depuis peu sa majorité. Cet instant particulier de la vie d’un jeune homme, ou d’une jeune fille, est généralement un moment festif et longuement espéré. Mais quand, comme Frédéric et bien d’autres, on vit en famille d’accueil, ce peut être là un passage bien difficile. Selon la qualité de l’implication de la famille d’accueil qui peut varier du bon milieu familial de remplacement, aimant et impliqué, jusqu’à l’entreprise à but lucratif, sous-traitants de l’état dans l’élevage d’enfants mineurs abandonnés et motivés par le gain essentiellement. Dans ce cas-ci, pour Frédéric et tous ceux qui étaient passés là avant lui, on mangeait notre gâteau de fête de 18 ans avec le motton au fond de la gorge devant les plus jeunes qui portent la face longue pour la circonstance, trois gros sacs à vidange contenant toutes nos choses accotés sur le bord de la porte, bonne fête, mon homme, mais surtout bonne chance. Ici, un lit égale un chèque, désolé. À dix-huit ans, notre bon gouvernement fou de ses enfants comme le dit la publicité, retrouve la raison et cesse de payer. Très mal préparés à la vie autonome, leurs petites allocations d’état fondues dans l’ordinaire et la cupidité de la maison d’accueil, beaucoup prennent la rue sans vraiment savoir où aller.
Sans famille pour le soutenir, Frédéric avait pu se trouver un toit chez un frère de maison d’accueil qui avait atteint sa majorité quelques mois avant lui et qui s’était installé en appartement dans une triste conciergerie du vieux Repentigny. Cinq mois se sont ainsi écoulés, Frédéric payant sa part des frais directement à son co-locataire, rubis sur l’ongle. Puis, vint le soir de notre première rencontre. Ça faisait quelques jours déjà que ma douce me parlait de son Frédéric. Il n’était plus l’ombre de lui-même, la mine détruite, il avait l’air accablé d’un stress profond. Il se présentait au travail encore bien mis et à l’heure mais il semblait traverser une période sombre, son humeur n’était plus du tout ce qu’elle était, ma douce était très inquiète pour lui, tout ceci ne lui ressemblait pas. Garçon discret de peu de mots, elle avait de la difficulté à saisir ce qui clochait dans la vie de son meilleur employé. Questionné, ses études allaient encore bien, il ne semblait pas en peine d’amour et ce n’était vraiment pas le genre de personne à avoir des problèmes avec l’alcool ou la drogue.
Dans l’après-midi précédant la soirée de notre rencontre, le chat est sorti du sac. Le chat avait cependant pris la forme d’une propriétaire de bloc-appartement hystérique qui s’était présentée au restaurant en hurlant. Elle réclamait de Frédéric la totalité des cinq mois de loyer en retard, son co-locataire avait disparu nuitamment la veille avec toutes ses pénates sans laisser d’adresse. Frédéric lui avait remis sa part en argent liquide tous les mois en toute confiance mais apparemment, son frère de famille d’accueil avait fait la fête tout l’hiver aux frais de Frédéric et de la bonne femme en furie. Elle promettait de jeter toutes les affaires de Frédéric en bas du balcon le lendemain matin si l’argent ne se faisait pas voir sur-le-champ.
Frédéric incapable d’affronter la femme hors d’elle s’était réfugié dans la cuisine en pleurs et ma douce tentait de calmer la bête de son côté. Même si la femme criait de bon droit, ma douce choisît immédiatement son camp sans la moindre hésitation et invita à peine poliment la madame à ravaler son passif et s’en retourner brailler ses pertes dans son bloc. On irait chercher les affaires du jeune dans la soirée.
Sa vie venait de tomber dans une craque profonde, il se voyait coucher à la rue le soir même, impossible d’aller récupérer ses affaires, obligé d’abandonner ses études à trois petites sessions de la fin, aussi bien crever. Et c’est là qu’elle m’a appelé et que j’ai appris toute l’histoire de Frédéric récitée d’un seul et long souffle qui n’en finissait plus. J’ai sauté dans l’auto et avec le conjoint de l’autre gérante, on a fait deux ou trois voyages de ses affaires devant la propriétaire courroucée et ma douce l’a ramené à la maison après son quart de travail.
L’accouchement le plus rapide que je n’ai jamais vu. La mère et l’enfant se portent bien.
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis. La grande famille n’a pas secrété d’anticorps, au contraire. J’admire leur coeur, leur grandeur d’âme et le respect des choix que nous faisons. En ce qui concerne Frédéric, j’admire sa résilience, ses qualités qui rendent notre mission facile et je respecte l’enveloppe de silence qu’il a posée sur sa vie passée. J’essaie de mon mieux, en dosant méticuleusement, de parler avec lui des choses qu’un père raconte généralement à ses enfants, toutes choses qu’il n’a jamais vraiment entendues et dans ces moments-là ses oreilles sont souvent grandes ouvertes, sinon, je ravise et on passe à un autre appel. Il ne lui reste plus maintenant qu’une session avant d’atteindre son but ultime, son rêve d’être un ambulancier et de sauver des vies. Je crois bien qu’il sait que quand nous fêterons la fin de ses études, ce sera un moment festif et qu’il n’y aura pas de sacs à vidange pleins de linge sur le bord de la porte. Nul ne sait de quoi demain sera fait ni pour soi ni pour les autres, mais on peut toujours créer le bien et espérer le meilleur.
Le p’tit dernier a déjà demandé à ma douce si un jour on voudrait être les grands-parents de ses enfants. On va prendre ça comme un beau merci.
Bonne année toute en santé et si par malheur vous aviez trop de bonheur, donnez-en un peu alentour, il en manque.
Flying Bum
C’est une bien belle histoire de Noël. On ne la verra peut-être pas au cinéma – il manque de rebondissements – mais la magie est là. Joyeux temps des Fêtes à votre grande famille.
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Merci Pierre, une bonne et heureuse à toi aussi. J’ai eu 2 de tes bouquins en cadeau de Noël, je t’en donne des nouvelles. Pour cette petite histoire d’aujourd’hui, le fait qu’elle soit vraie compense un peu pour les rebondissements. La vraie vie ne fait pas toujours de bonnes histoires à raconter.
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