Un océan dans un verre à porto

Un poète admirable qui s’adonne à être mon grand frère Doris m’écrivait récemment qu’avec l’âge vénérable qu’il avait atteint, pas question pour lui de mettre le breaker à ON ou à OFF.

“Anyway, j’ai depuis longtemps appris à vivre 2 ou 3 éternités dans une nanoseconde” étaient ses paroles exactes.

J’avoue que ces mots sont restés longtemps sur le pas de la porte de mon cerveau avant d’y entrer timidement et de s’y sentir bien à l’aise. J’ai pris deux ou trois minutes tranquille pour y réfléchir une couple d’heures. C’est toujours un début. Peut-être un jour, à force de pratique ou avec l’usure de l’âge, je pourrai moi aussi avoir la grâce de vivre deux ou trois éternités dans une nanoseconde comme mon frère. Ce serait génial. Et du même élan sur un mode compression poétique extrême, je pourrais aussi verser tout l’Atlantique dans un petit verre à porto juste pour voir dans sa lie poindre l’Espagne et le Portugal et qui sait, peut-être l’Atlantide aussi, voir ça au moins une fois avant de mourir, et du même élan comme janvier, enfermer toute la côte de 100 pieds, toute sa neige, ses épinettes rabougries et les belles faces rouges des enfants dans leurs traînes sauvages et un coup parti tout Bourlamaque et toute l’Abitibi au complet dans le givre d’un seul petit carreau de ma fenêtre. Il s’agit de savoir regarder ces choses-là. Parce qu’il y a trop de choses qu’on ne pourra plus voir, emportées dans le passé, terrées dans d’autres réalités, les plus beaux fruits mûris dans d’autres esprits, trop loin devant ou ailleurs au bout d’une trop longue aventure que nos corps ne pourront plus endurer. Deux ou trois autres éternités se feraient plus qu’utiles pour bien en faire le tour. Ou se résigner à fermer les livres. Tout le temps se fait si précieux tout d’un coup, et surtout la nanoseconde à Doris qui vient tout d’un coup incarner le rôle de l’espoir dans ce théâtre sans coeur.

C’est comme quand je ne suis que le Flying Bum revenu pitonner sur un clavier. Je n’ai alors guère plus que dix-sept ou dix-huit ans. Quarante ans s’effacent le temps de m’asseoir devant l’écran. Mes os ne me font plus mal du tout. J’entends le Grand Duduche à Cabu qui me parle, j’imagine son bel accent de lycéen français de France qui me souffle les bons mots pour parler de mes jeunes émois sans être trop vulgaire. Puis la voix s’éraille et devient celle des pittoresques vieilles tronches de l’Isle-aux-Coudres des films de Perreault qui me donnent en dictée des vieilles histoires d’Abitibi, on jurerait les entendre je vous assure et mes doigts ne font qu’obéir, se promener d’une touche à l’autre. Je ne suis qu’un lecteur capricieux qui va d’en avant en arrière repassant sur les mots pour les placer vraiment à son goût. Puis les voix de Groucho, de Gotlib qui m’imposent leur grammaire tordue et leur étrange façon d’observer les travers de l’homme et de sa charmante épouse. Il n’y a pas ma propre voix, il y en a soudain mille; il n’y a pas cette chose qu’on appelle le temps.

Comme quand je prends le bois avec Adèle et Henri en raquettes. Je n’ai alors guère plus que vingt ou vingt-cinq ans et mes enfants sont redevenus tout petits comme par magie et tellement beaux. Je leur chante une vielle chanson de Frank Zappa comme je chantais à mes garçons, comme un grand-père transmet le folklore à sa progéniture, comme si Frank Zappa ressemblait ne serait-ce qu’un infiniment petit peu à du folklore ou moi à un père digne de ce nom. Personne ne m’a appris.

Dreamed I was an eskimo

Frozen wind began to blow

Under my boots and around my toes

The frost that bit the ground below

It was a hundred degrees below zero…

… And she said, with a tear in her eye

Watch out where the huskies go, and don’t you eat that yellow snow

Watch out where the huskies go, and don’t you eat that yellow snow

 

  • Frank Zappa

Et les petits-enfants rient du pipi jaune du gros méchant chien et ça vient tout illuminer leurs beaux visages, comme mes garçons riaient du pipi jaune hier encore et comme j’ai probablement ri moi aussi jadis du pipi jaune dans la neige. (Comment Zappa a-t-il pu savoir ça?) Il n’y a toujours pas cette chose qu’on appelle le temps, jamais dans ce temps-là du moins, mais toujours du pipi jaune qui souillera encore et toujours la neige pour notre plus grande joie débile à tous.

Casseux de party, mes genoux me rappellent soudain mon âge et me ramènent doucement à la maison, lentement à la raison. Et la télé vient me dire que les terroristes sont venus abattre sauvagement Cabu et le Grand Duduche au nom d’Allah dans les bureaux de Charlie-Hebdo. Perreault et ses vieux pêcheurs ont pris le large un petit matin du siècle dernier et ne reviendront qu’en lumière vascillante de vieille cassette vidéo de l’ONF. Groucho et Gotlib fument le Cohiba avec Fidel et Saint-Pierre dans son ciel. Zappa écrit toujours dans des tempos difficiles et des accords pas possibles pour la harpe et le luth des anges qui n’y comprennent que dalle en se grattant l’auréole ébaubis. Et moi étrangement je suis épargné. Le temps n’a pas d’amis ni de manières, il passe sans dire bonjour en chipant au passage les plus belles fleurs dans nos jardins pour les offrir à la grande dame noire pour qui une brûlante passion le dévore cruellement.

Aux mauvais petits matins, quand mon dos se déplie capricieusement en lançant des poignards brûlants jusqu’à mes genoux et qu’un début d’asthme me donne grand peine à absorber le peu d’air que la sèche froidure de l’hiver nous laisse à respirer, mes raquettes devront attendre un peu, adossées au mur de pierre de la maison et cette nanoseconde deviendra alors une ou deux bien précieuses éternités.

Elles inviteront les voix qui feront bouger mes doigts et je les laisserai me raconter les plus étranges histoires. Elles viendront avec moi attendre la neige avec Léonard le petit frère de Yergeau compagnon de la petite école d’une ancienne vie, elles m’apporteront courir dans les neiges de l’Harricana avec Bernard Clavel aux côtés des Robillard partis en courageux pionniers fonder un bled perdu dans les fins fonds de l’hiver abitibien, elles me ramèneront vers le nord chanter l’été du Labrador avec un Dubois mourant ou un frère pissant des coeurs jaunes et des peace and love dans la neige, elles me descendront la passerelle que je m’embarque sur un paquebot géant dans’chamb’à coucher de Desjardins, elles me chanteront L’appel de la forêt de Jack London m’enfonçant dans l’hiver du Yukon dans un long traîneau tiré par le légendaire Buck et sa meute de chiens-loups.

Et au diable London, je serai Martin Eden lui-même en personne abandonnant tout derrière et partant pour les chaudes îles exotiques. Las de la froidure sans fin je me laisserai comme lui glisser doucement dans les eaux chaudes du Pacifique m’engloutir avec tout l’océan dans les profondeurs abyssales d’un minuscule verre à porto.

Et la nanoseconde suivante, je vous raconterai.

Flying Bum

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