C’est ce soir de Noël-là, devenu cette nuit-là que Lothaire et Sylvie savaient très bien, dans le fond, qu’une bonne fois ou une autre cette nuit adviendrait. C’était écrit dans le ciel. Pour elle comme pour lui. Et après ces quelques minutes passées sans respirer tous les deux sur le côté encastrés l’un dans la chaleur de l’autre, plongés dans le noir total sous le poids des couvertures, à ne pas oser bouger un orteil comme si le moindre mouvement du drap qui glisserait sur leur peau aller trahir cette envie irrépressible qu’ils avaient l’un de l’autre et déclencherait à la fois une chaude tempête et la froide colère des dieux. Cette envie coupable qu’ils avaient déjà vu passer entre leurs yeux à plusieurs reprises en plein jour quand furtivement leurs regards plongeaient l’un dans l’autre, après que des armées de fourmis rouges enragées aient envahi leurs entre-jambes respectifs, comme on tombe lentement dans la bouche d’un volcan, presque au ralenti tout en se disant « calvaire, ça y est je tombe, je glisse, ça y est, câlisss, ça part, je m’enfouis, c’est même en toi et carrément dans toi que je pénètre tout entier, c’est toi mon précipice, toute ma chute et ma mort. Ma chute et toute ma vie.
Et toujours Lothaire et seulement Lothaire qui finissait par reprendre enfin son souffle, alors que Sylvie non plus n’en pouvait plus de cette apnée étouffante. Et c’était toujours Lothaire et seulement Lothaire qui, après avoir retrouvé son oxygène comme un noyé sort la tête de l’eau miraculeusement au tout dernier moment et inspire comme s’il allait faire éclater ses poumons sous la pression du désir de vivre encore, c’était toujours Lothaire qui, le cœur battant comme une machine déréglée, déjà avant le geste, par à la fois le désir fou de la toucher et la peur folle de ne jamais pouvoir lui toucher, c’était toujours Lothaire et seulement Lothaire, qui finissait par lui redonner aussi son souffle à elle alors qu’elle basculait vers la tétanie, que le souvenir douloureux de la pénitence démesurée qui avait battu et brisé son corps à elle pour lui, à sa place, si injustement et cruellement, que l’imminence du vrai péché mortel lui faisait craindre le pire pour elle et commandait sa retenue. C’était toujours Lothaire, qui venait lui sortir la tête de l’eau et la tenait serrée dans ses bras avec une force exagérée, le visage entier enfoui dans son cou, une étreinte qui valait cent fois tous les mots, comme pour lui dire en même temps comment sa retenue le tuait, incrustée en eux la peur du péché mortel et la crainte de perdre à jamais leur ange gardien, leur lien le plus proche avec leur propre âme, leur enfance bénie.
Tous les anges sont-ils restés bons et heureux?
– Non, les anges ne sont pas tous restés bons et heureux; beaucoup d’entre eux péchèrent et furent précipités dans l’enfer.Le suppôt de Satan s’était gelé le cul sur le bord du châssis toute la nuit pour rien. Son maître Satan n’aurait aucune âme en offrande en ce matin de Noël, aucun ange déchu à accueillir parmi les démons. Et lorsqu’au matin encore bleu, le suppôt avait vu Sylvie quitter son Lothaire profondément endormi sur la pointe des pieds en catimini, il s’était bien fait la promesse de ne plus rien espérer d’eux, jamais. Jamais.
Troisième partie
Val d’Or, 18 ans plus tard, Noël 1989.
Les hommes ne comprennent jamais rien, la vie n’est toujours qu’un éternel recommencement. Au début, cette ville avait été ouverte en plein bois par des hommes partis à la recherche de la richesse. Puis ils s’étaient retrouvés dans une contrée aux hivers cruels, aux étés empoisonnés par les mouches sanguinaires, un travail titanesque à abattre, une vie bien difficile à gagner. Peu de femmes honorables aux alentours. Heureusement aux jours de paye des mineurs, les filles d’affaires débarquaient de Montréal pour peupler les bordels le temps que les payes disparaissent dans les coffres des pimps installés un peu partout dans des squats entiers de shacks en bois rond. Des villes entières constituées essentiellement de bordels naissaient, mourraient et renaissaient au rythme des chèques de paye. Et les bootleggers y débarquaient aussi avec les eaux-de-vie pour aplanir la rugosité des jours des braves pionniers. Le diable connaissait bien la place dans le temps, il y faisait des affaires d’or.
En 1989, les églises maintenant vidées de leurs fidèles, le diable ne faisait plus peur à personne sauf à quelques fillettes les soirs d’Halloween. La ville était pleine à craquer de travailleurs spécialisés venus de partout, les salaires étaient redevenus gros, les logements introuvables, l’or se transigeait maintenant au-dessus de douze-cent piastres l’once. Dans une région éloignée d’une province dirigée par des politiciens corrompus, des policiers à l’intégrité douteuse, le diable et ses suppôts portaient maintenant des noms plus exotiques. Gérald “Apache” Gauthier, Conrad “Petteux” Doiron, Ti-Guy “Grosse Queue” Ouellette ou une horde invisible de petits mafieux anonymes, vestons-cravates et discrets qui contrôlaient les paradis artificiels et le grand cirque de tous les vices. Les patchés du nord-est ontarien ou du nord-ouest québécois se partageaient la manne de la prospérité revenue à Val d’Or pour la gloire des Anges de l’Enfer ou de d’autres bandes criminelles chrissement bien organisées.
***
La belle Louise avait manqué de patience. À dix-sept ans elle avait tourné le dos à la maison paternelle pour aller habiter chez Lothaire, enfin. Elle avait dû compléter ses études par les soirs et tenir des petits boulots en même temps pendant trois-quatre ans et les choses s’étaient compliquées juste un peu plus lorsqu’elle avait donné à Lothaire son premier fils. Lothaire avait trouvé le moyen de racheter l’atelier de son employeur dévalué à cause d’une sévère récession. Une occasion, certes, mais qui venait avec une récession à traverser. Il s’était passé bien des mois difficiles avant que la prospérité ne revienne. D’autant que la belle Louise avait enfanté encore, un deuxième fils pour Lothaire qui avait enterré son père Henri-Évariste après la naissance du premier.
Lothaire disait tout le temps : “Ça va aller encore juste un peu plus mal avant d’aller mieux.” Et il ne se trompait jamais. Un bon matin, à trente ans à peine, la belle Louise avait été diagnostiquée d’une sévère maladie dégénérative, une cochonnerie qui courait dans sa famille. Lothaire s’épuisait à la soigner et à s’occuper de son commerce et de ses deux garçons en même temps. Dans l’hiver 89, Lothaire affaibli et en proie à la dépression, les médecins avaient ordonné le placement dans un centre spécialisé de la belle Louise maintenant grabataire et confuse. Lothaire devait prendre une pause, confier le commerce à son homme-clé, ses fils à leur grand-mère pour un moment. Comme un matou frappé par un char, il n’avait plus que le goût de se rouler en boule et rester caché dans son trou, brailler tranquille. La nuit de l’avant-veille de Noël, il ne voyait plus beaucoup de dénouement heureux à toute ses histoires. Ses plans noircissaient à vue d’œil. Il aurait eu grand besoin qu’un ange passe le ramener vers la lumière. Dans l’heure où le soleil se demande encore si on est rendus demain et que la lune se demande si elle a encore d’affaires là, il s’était levé raide dans son lit, s’était paqueté un petit bagage, une seule idée en tête.
“M’a sauter dans mon char, m’a descendre à Val d’Or.”*
***
Dans un recoin du hall principal de l’hôtel Val d’Or, un espace emmuré d’à peine deux-cent pieds carrés qui donnait aussi sur la rue, on y avait été aménagé un tout petit salon de coiffure. Une coiffeuse y accueillait une clientèle régulière sur rendez-vous et acceptait occasionnellement un badaud ou un touriste qui entrait sans avertir. Il fallait vraiment savoir qu’il y avait là un salon de coiffure. Mais Lothaire, lui, savait, même s’il reconnaissait à peine la ville de son enfance où il n’avait pas mis les pieds depuis belle lurette. Arrêté à Louvicourt pour de l’essence et manger une bouchée, il avait appelé Olive qui lui avait donné le tuyau. Puis il avait appelé au salon pour prendre un rendez-vous sur un faux nom pour surprendre Sylvie. Il ne portait plus sa longue chevelure bouclée de hippie et portait maintenant le goaty taillé bien proprement, de bonnes chances qu’elle ne le reconnaisse pas, surtout dans sa maigreur, cadeau de la dépression. Lorsqu’il avait entendu la voix de sa cousine même à travers le crépitement du téléphone, un choc électrique dans toute la colonne, le courant de chaleur et de bien-être qui l’avait envahi l’avait surpris au point de le faire bégayer. Elle n’y avait vu que du feu.
“Vous êtes chanceux, c’est la veille de Noël, je vais vous faire un petit trou à cinq heures mais je vais vous“passer” les portes barrées pis les stores baissés, je ne serais même plus supposée d’être là, à cette heure-là.”
Lothaire riait tout seul dans son auto, fier de son coup. Mais la rigolade s’était transformée en un trac sans nom lorsqu’après avoir garé l’auto tout juste devant l’hôtel Val d’Or, il pénétrait le hall en tentant tant bien que mal de gérer ses pensées. Un tout petit deux minutes de retard, les stores étaient déjà baissés. “Je pense qu’elle est partie, monsieur!”, lui avait lancé le commis à l’accueil. “Je vais prendre une chance de cogner”, avait répliqué Lothaire. Lorsque Sylvie avait ouvert la porte, les genoux ont failli lui plier. Les années n’avaient jamais réussi à lui chiper ne serait-ce qu’une once de sa grâce et de sa beauté. Tous les hommes de Val d’Or devaient venir défiler ici tenter de soulager tant bien que mal le bon vieux fantasme de la coiffeuse pulpeuse. “Monsieur Smith?”, avait-elle demandé avec un joli sourire. Refermant la porte derrière lui, Lothaire avait nettement entendu le clic de la serrure et elle l’aidait maintenant à enlever son paletot et le guidait vers la chaise. “Vous êtes pas de Val d’Or, vous?, avait-elle d’abord demandé et Lothaire savait maintenant qu’elle ne l’avait pas reconnu. “Accotez votre cou, je vais descendre votre tête sur le lavabo. Qu’est-ce qui vous amène dans le coin? En visite pour les fêtes? Les affaires? Lothaire écoutait tout ce small talk et parlait le moins possible, en cas. Elle avait levé les bras bien haut pour attacher sa longue chevelure et le bas de son ventre lui était apparu pour un moment, la peau nue avait frôlé sa main déposée sur l’appuie-bras. Lothaire ne filait pas bien. Puis elle s’était approchée de lui, son odeur était maintenant à portée de nez du pauvre Lothaire. Ce délicieux parfum d’anémone des bois. Pendant que l’eau coulait en attendant d’être juste assez chaude elle s’était approchée davantage et penchée sur lui, ses seins frôlaient carrément le visage de Lothaire, elle aurait franchement pu boutonner un ou deux boutons de plus. Ou elle savait y faire pour extorquer des pourboires faramineux aux pauvres hommes alanguis. Elle avait failli le rachever lorsque ses mains étaient passées sous sa tête et massaient lentement son cuir chevelu. Elle relevait la tête de Lothaire lentement vers la craque de ses seins qui, gêné, tentait de la rabaisser subtilement à mesure. Puis, elle lui donna le coup de grâce et le gros nez de Lothaire sentait déjà le contact des deux lobes de chair tendre contre lui. Et elle tirait finalement un grand coup rapide et sournois pour lui aplatir carrément la face dans ses seins.
“Tu pensais berner qui, Lothaire Santerre? Tu pensais-tu vraiment que je ne t’avais pas reconnu?
Et elle riait de toutes ses belles dents en redéposant sa tête dans le creux du lavabo et en lui passant la douche en pleine face. Le fou rire contagieux s’était emparé de Lothaire cruellement démasqué. Il se demandait c’était quand la dernière fois qu’il avait autant ri.
***
Rosaire Sévigny était mort dans le gros “fall” à la Palmarolle. Une douzaine d’hommes morts horriblement broyés par le roc entre deux galeries de mine. Olive disait, et le coroner également, que Rosaire était probablement saoul et avait mal placé les charges de dynamite et que son ivrognerie avait privé onze familles de leur père. Sylvie, elle, pensait qu’il s’était suicidé en se foutant égoïstement des autres hommes dans le trou avec lui. Le corps de Rosaire n’avait jamais été remonté. À la profondeur où cela s‘était passé, il ne lui restait pas très long à creuser pour aller brûler en enfer, disait-elle aussi. Olive s’était fait un nouveau chum, ses frères avaient maintenant chacun leur famille, loin de Val d’Or.
Et les deux cousins s’étaient longtemps rattrapés dans les nouvelles, raconté des vies résumées en grands traits, la pauvre Louise, ses deux fils et tout ça pendant que Sylvie finissait la coupe de cheveux et la barbe de Rosaire. Leurs vies étaient devenues tellement différentes. “Est-ce que tu penses qu’on va pouvoir réveillonner ensemble?, avait risqué de lui demander Lothaire. Le visage de Sylvie s’était décomposé devant lui. Ses joues avaient rougi au bord d’exploser, ses mains tremblaient. Un silence de la mort, Lothaire ne comprenait pas, ne savait plus où se mettre. “C’tu plate, je réveillonne avec mes filles.”, avait-elle dit en le regardant avec un irrésistible sourire retrouvé. “T’as des filles? Combien de filles que t’as?” avait demandé Lothaire, ébaubi. “Une quinzaine.”, avait répondu Sylvie en mesurant l’effet de sa réponse sur les expressions de Lothaire. “On passe chez nous me changer, je pense que les filles vont être contentes de te rencontrer, on va réveillonner tous ensemble. Penses-tu vraiment que je vais te laisser tu’seul comme un coton la nuit de Noël, mon sans-dessin, toé.”
***
Lothaire en avait profité pour examiner hypocritement le garde-robe d’entrée de Sylvie. Aucun vêtement d’homme là-dedans. Sylvie habitait un des petits shacks en bois rond du village minier historique de Lamaque, celui-là même qu’elle avait racheté de son grand-père Santerre qui l’avait habité de plein droit une bonne partie de sa vie sacrifiée à la mine Lamaque. Grand-papa Frank était allé s’installer au foyer de Val d’Or où la platitude des jours et la pesanteur de sa solitude avaient achevé de le tuer. Simple journalier, le shack de Frank était à l’avenant, petit. Un quatre-et-demi quand même coquettement aménagé par Sylvie. Mais il était clair pour Lothaire qui attendait sa cousine au petit salon ouvert sur la cuisine qu’on ne pouvait pas élever une quinzaine de filles là-dedans.
Hôtel Motel Dix, pour une raison obscure, à Val d’Or, tout le monde prononçait Dix comme on prononce “Dicks” en anglais. On disait “Le Dicks”, tout court. Pas très loin d’être le plus gros trou en ville après le trou de la mine Sigma. Au plafond, tout le long des fausses poutres de bois pour faire country, les suppôts de Satan, blasés, étaient vautrés nonchalamment. Certains zieutaient les pauvres filles nues qui se dandinaient devant un public mâle déjà pas mal engourdi par trop de bière en fût, d’autres visaient le racoin discret où les pauvres accrocs allaient supplier Ti-Guy “Grosse Queue” de leur “fronter” un dernier quart de poudre avant la prochaine paye, d’autres essayaient de suivre de loin les écrans des machines pour voir si de pauvres mères de famille avaient fini de jouer toute l’argent de la grocerie, on suivait aussi la parade des filles rien qu’en bobettes et en talon haut qui, cabaret en main, distribuaient les drinks en se faufilant entre les mains tâteuses; dans un autre recoin discret, ils tentaient de voir dans les confessionnaux alignés un à côté de l’autre où pour dix piastres d’autres pauvres filles se dandinaient l’entre-jambes sur les culottes à moitié déboutonnées des gars, les seins bien étampés dans leurs faces, jusqu’à temps que leur sperme gicle à travers leurs bobettes ou que la toune finisse, c’était selon. Certains suppôts s’amusaient même à gager là-dessus. Il y avait tellement de ces âmes perdues, toutes pareilles, qu’aucun d’eux ne fournissait plus l’effort d’en ramener une à Satan qui se plaignait d’avoir maintenant beaucoup trop de gueules semblables à nourrir pour rien.
Comment appelle-t-on le péché dont les hommes naissent coupables?
– On l’appelle le péché originel, parce que nous naissons tous avec cette tache sur notre âme. Il a obscurci notre intelligence et affaibli notre volonté, en nous donnant une inclination au mal.
“Veux-tu bien me dire pourquoi tu m’amènes ici la veille de Noël?”, avait immédiatement questionné Lothaire en prenant place au Dix. Lorsque Darquise Trépanier était partie de Val d’Or, avait expliqué Sylvie, le doorman que je connaissais parce que je le coiffais m’a demandé si je voulais venir la remplacer. Coiffer les filles avant la soirée, m’occuper des retouches entre les sets, voir qu’elles soient bien maquillées, c’était bien payé. Je n’avais rien à faire de mes soirées alors j’ai dit oui. Ces pauvres filles-là viennent de Montréal la plupart, ou des campagnes creuses, on les loge dans la vieille partie de l’hôtel, certaines arrivent ici à dix-sept-dix-huit ans, j’en ai même eu de seize ans. Ils leur font des faux papiers mais la police pose jamais de questions. Je suis un peu comme leur mère, je m’occupe d’elles, elles se confient beaucoup à moi. Je raccomode leurs petites chicanes. On a beaucoup de plaisir ensemble. Je suis un peu leur seule famille. Lothaire écoutait, ébaubi. Une petite blonde avec d’énormes seins à la hauteur des yeux de Lothaire s’était présentée à leur table pour prendre leur commande. “Josée, je te présente Lothaire.” Les deux mains pleines, elle avait fait sauter ses deux mamelles en souriant devant ses yeux pour le saluer. “Josée, Petteux y’es-tu arrivé, faudrait que j’y parle, tu nous apporteras chacun un porto.”, avait demandé Sylvie. “J’vas aller te le charcher tu’suite.”
Le hippie qui vivait toujours quelque part au fond de Lothaire, plongé dans la musique disco, les danseuses tout nues et tout le bling bling du Dix avait les yeux ronds comme des trente sous. Josée était revenue avec les deux portos, les avait déposés devant eux, et en faisant un clin d’œil à Lothaire elle avait dit à Sylvie : “Beau bonhomme, ton Lothaire, check-lé comm’faut, j’en connais qui se feraient pas prier pour le passer au confessionnal.” Lothaire et Sylvie avaient siroté leur tawny et avaient placoté un peu, encore. Les boss avaient fait venir un gros buffet pour les filles qui devait être à veille d’arriver. On installerait tout ça dans la grande loge commune en arrière du stage où les filles avaient déjà décoré et monté un beau sapin. C’était là que Sylvie s’occupait des filles. Quand Petteux est finalement arrivé s’asseoir à leur table, Sylvie l’avait présenté lui aussi à Lothaire. “Mon beau Petteux, lui avait demandé Sylvie en lui roulant des yeux de biche, on peux-tu faire exception à soir? Est-ce que je pourrais amener Lothaire avec moi dans la loge? Les filles sont d’accord avec ça. Il est venu de Montréal, il connait plus personne icitte.” Petteux avait inspecté Lothaire de la tête aux pieds, les yeux froncés. “Qu’est-ce que je ferais pas pour toé ma belle Sylvie. Depuis le temps qu’on entend parler de lui, ton beau Lothaire, on va l’accueillir en grand.” Lothaire avait du mal à cacher son ébaubissement, il avait lancé un regard de chien perdu à Sylvie qui avait habilement détourné le regard. “Josée! Va leur porter une bouteille de porto dans la loge, c’est on the house.”
***
Une série de miroirs au-dessus d’un grand comptoir où s’amoncelaient des sacoches ouvertes d’où sortaient des cosmétiques de toutes sortes, des paquets de cigarettes, des briquets et des brosses, des peignes, des séchoirs, des fers à friser et toute cette sorte de choses. Quelques tabourets le long du comptoir. Derrière, pêle-mêle, un assortiment de divans et de causeuses de toutes sortes de couleurs qui n’avaient rien à voir les unes avec les autres, des bobines de bois virées sur le côté faisaient office de tables de salon et au fond, une ou deux grandes tables pliantes avec des nappes en papier qui attendaient le buffet. Et des filles de toutes les couleurs, de toutes les grandeurs, installées un peu partout les pieds dans des pantoufles en Phentex pour se reposer des talons hauts, certaines avec une petite veste sur le dos même pas fermée en-avant, personne n’avait vraiment le réflexe de la pudeur. Des seins partout. Ça allait et ça venait, toujours une dizaine de filles sur le plancher et cinq-six filles dans la loge et plus la clientèle fuyait avec l’heure, plus le ratio changeait. Sylvie passait les filles au besoin, l’une après l’autre. Un petit coup de ciseaux par ci, un petit coup de fer à plat par là, un touch-up de make-up, les cheveux vaporisés à l’eau remis en pli au séchoir et parfois même une fille complètement écartillée sur le comptoir devant Sylvie qui maniait avec une main de maître le rasoir droit et taillait des petites œuvres d’art dans le poil de leurs entre-jambes. Deux filles étaient venues s’installer de chaque côté de Lothaire seul dans sa causeuse et s’étaient mises à faire semblant de lui faire du bagou. Une belle grande rousse puis une jolie petite blonde. Il n’avait pas pu se retenir de demander aux filles comment ça se faisait que Sylvie leur avait parlé de lui. “Parle-moé-z’en pas. À toutes les Noël, elle arrête pas de nous casser les oreilles avec son histoire de petite fille que son père avait pogné tout-nue avec son cousin en d’sours des manteaux de matantes la nuit de Noël pis y l’avait battue pis y y’avait cassé le bras.”, avait lâché la fille, sans façon. “A nous conte ça pis à toutes les fois, les filles braillent, faut qu’elle leur refasse le make-up après.”
Lothaire avait répondu du tac au tac, un peu contrarié : “On était pas tout nus, calvaire, pis même à ça, on avait juste dix-onze ans.” Les deux pauvres filles réalisaient abasourdies que c’était Lothaire, le cousin. Pour racheter la grande rousse, la petite blonde avait rajouté : “Ben non, on le sait ben, Sylvie se serait jamais montrée tout-nue. Même encore, même si elle a un beau corps pis des christ de beaux totons pour une fille de 36 ans, elle les a jamais montrés à personne. Même avant, elle les montrait pas à personne.”
“Avant quoi?”, avait vivement rétorqué Lothaire, mais les deux filles, aussi confuses que contrites, s’étaient regardées l’une l’autre rougir puis elles s’étaient sauvées en courant sur le plancher sans se revirer.
***
La veillée avançait, le buffet était finalement arrivé et les filles affamées étaient tombées dedans, la bouteille de porto de Petteux descendait. Sylvie, occupée, Lothaire entretenait la conversation avec les filles en se demandant ce qu’il pouvait bien foutre là. Sylvie venait le voir de temps en temps heureusement. Passé minuit, même aux danseuses, les gars avaient le motton de Noël et rentraient plus de bonne heure que d’habitude rejoindre leurs Germaine ou aller brailler tout seuls dans leur trou. Beaucoup de filles réveillonnaient maintenant sur un méchant temps dans la loge. La petite blonde et la grande rousse qui se sentaient coupables avaient organisé un plan de nègre en cachette pour se faire pardonner. Vers une heure du matin, avant que trop de monde soit trop barbouillé, la grande rousse était montée nu pieds sur une bobine de bois et sifflait les deux doigts dans la bouche pour attirer l’attention. Quand ce fut fait et qu’un silence acceptable se soit installé, elle avait fait son petit speech. “Comme vous le savez, à soir c’est un Noël spécial pour quelqu’un que nous autres les filles on aime d’amour. C’est pas à toutes les Noël que Sylvie a la chance de voir son beau Lothaire qu’à nous casse toujours les oreilles avec. On s’est toutes mis ensemble les filles, les doorman, les barmaids, toute le staff pour leur offrir un beau cadeau de Noël. Mais on l’a caché quelque part.” Puis la petite blonde s’était approchée de Lothaire et Sylvie et leur avait remis la clé d’un motel.
“Y’est là, votre cadeau. Vite, allez le chercher.”
Étrangement, personne ne les avait suivis de l’autre bord. Rendus devant la chambre avec le bon numéro, Lothaire avait remis la clé à Sylvie. “Après tout, c’est un cadeau de tes filles”, avait-il dit en souriant et Sylvie avait nerveusement ouvert la porte.
Une lumière tamisée reignait sur toute la chambre, un seau à glace sur pied d’où on pouvait voir dépasser le bouchon typique d’une bouteille de champagne trônait entre deux fauteuils-crapauds, deux flûtes sur la table d’appoint, quelques bouchées, des chocolats Laura Secord et des fraises dans une assiette de Noël en plastique.
Sur le lit king, les filles avaient fait une montagne avec tous leurs costumes à froufrous, leurs couvertes de flanellette, leurs manteaux de guenille, de mouton, de fourrures cheap de toutes sortes.
À suivre
Flying Bum
En entête, Autoportrait en enfer, 1903, Edvard Munch, (détail).
*Paroles extraites de Quand j’vas être un bon gars, Richard Desjardins
Crisse qu’il est beau
ce désir de vivre encore.
Au moins autant que le souffle
de ton deuxième paragraphe.
Un phénomène intéressant a voulu qu’en lisant le début de la troisième partie du présent épisode, je pense à Richard D. pour la première fois depuis que je te lis. Et qu’un peu plus loin, tu cites un bout d’sa toune.
Entéka.
Passages bien narrés de notre histoire (t’es bon là-dedans) dans une maudite belle histoire.
Entéka entéka.
Si j’étais réalisatrice, je te demanderais si t’as le goût d’écrire un scénario. Celui de cette histoire-là. Un beau tord-coeur bourré de ton habituelle tendresse.
P.-S. Ben oui, les pantoufles en Phentex. J’ai revu ma mère en tricoter.
P.P-S. Si ça se trouve, un jour, on va interdire aux hommes du Québec d’utiliser le mot en g.
NOTE : Je me suis dit que je j’écrirais ça avant même d’avoir vu le mot en n.
En fin de compte, je me dis que Val d’Or ressemblait bout’ pour bout’ à Tétreaultville. C’est peut-être pas surprenant que la meilleure amie de ma vie vienne de là.
Bref, Encore une belle.
J’aimeAimé par 1 personne
J’avais une fin plate mais je suis tombé en amour avec Sylvie en chemin, je ne pouvais pas lui faire ça. Merci pour les commentaires bien sentis, c’est ma paye. Ah oui, le mot en G, oui mais encore, y’en a plein ?!?
J’aimeJ’aime
… tsé la fille chez qui le gars retourne après sa soirée chez les danseuses…
J’aimeAimé par 1 personne