Chroniques du péché mortel (fin)

Ils étaient restés plantés là, un peu sonnés quand même. Leurs regards se sont immobilisés un long moment l’un dans l’autre. Sylvie avait finalement pris la main de Lothaire dans la sienne et en l’attirant dans la chambre elle lui avait dit : “Envoye, mon beau Lolo, c’est pas à notre âge qu’on va commencer à bouder notre plaisir, ça serait pas fin pour les filles.”

Ils avaient déjà bu presqu’une bouteille de porto gracieuseté de Petteux et fumé quelques pipées de hasch avec les filles. Lothaire était debout depuis longtemps et avait conduit six-sept heures, Sylvie avait coiffé plein de madames et de monsieurs pour Noël depuis les aurores. La journée avait été longue. Mais la Veuve Clicquot était tentante et Lothaire avait beaucoup de choses à discuter avec Sylvie. Ils avaient “slacqué” leur linge un peu, fait sauter les souliers et s’étaient installés bien calés dans les fauteuils-crapauds pour trinquer au champagne.

“Comment ça se fait que toutes les filles semblaient me connaître tant que ça?”, avait lancé Lothaire, “Ça m’a chicoté toute la soirée.”

“Tu sais comment sont les filles, imagine un paquet de filles ensemble. Une méchante gang de marieuses. Elles se demandaient tout le temps comment ça se faisait que je n’avais jamais d’homme dans ma vie. Elles arrêtaient pas de m’en pousser un dans les pattes de temps en temps. Toutes sortes d’hosties de bozos. Je me suis tannée et je me suis inventé une histoire d’amour impossible pour qu’elles me sacrent la paix. Je m’excuse d’avoir abusé outrageusement de toi.”, avait-elle ajouté en passant sa main sur la cuisse de Lothaire et en mimant une face cochonne de méchante abuseuse d’hommes.” Lothaire avait souri mais, fatigue et champagne aidant, dans sa petite tête pesante, des pensées troublantes commençaient à sentir drôle sur le rond d’en arrière.

“Pis, toé, comment ça se fait que tu débarques icitte après dix-huit ans pis que tu débarques direct dans mon salon?”

Lothaire avait été ébranlé par la question, une claque sur la gueule, il avait calé sa flûte de champagne tranquillement avant de risquer une réponse sensée.

“J’sais pas. J’filais pas bien. Des idées noires, tu croirais même pas ça. C’est fort les mottons de Noël quand ça pogne à la gorge mais c’était pas rien que ça. J’me suis juste rappelé les rares fois dans ma vie où j’avais été vraiment bien pis j’ai sauté dans mon char.”

Sylvie l’avait écouté sans parler, le coeur sur le bord de la gueule, en siphonnant lentement son champagne et en croquant une fraise. Tout en lui répondant, Sylvie s’était levée debout, ouhhhh les jambes commençaient à être molles, elle avait laissé tomber sa jupe sur le tapis. “Vous avez jamais manqué de front, vous autres les Santerre.” Penchée péniblement par en avant, les bas-culottes de nylon descendaient une jambe après l’autre. “Tu penses que tu vas débarquer le soir de Noël toutes les quinze-vingt ans pis que ta cousine va être encore là à t’attendre?” et les pieds de Sylvie piétinaient péniblement sur place pour faire définitivement sortir de ses pieds les bas tout mêlés. Et elle avait perdu l’équilibre et s’était ramassée sur le cul. Lothaire s’était précipité pour l’aider à se relever et l’avait assise sur le bord du lit. “Ben oui, tabarnak, ta cousine va t’attendre, mon beau Lolo. Envoye, déshabille-toé, on va se coller.”, avait-elle ajouté la tête un peu chambranlante.

Tout son corps réclamait tellement celui de Sylvie, Lothaire avait perdu toute notion d’orgueil. Pendant que Sylvie se battait avec les boutons de sa blouse, il s’était déshabillé lui aussi et s’était embarqué rien qu’en petit caleçon dans le grand lit king. Sylvie s’était hissée dans le lit et s’était assise les fesses sur ses talons devant Lothaire en slip et en brassière. Un beau petit slip blanc avec des cannes de Noël rouges. Des rivières de larmes descendaient sur ses joues.

La tête de Sylvie était descendue et sa longue chevelure couvrait presque tout son corps replié sur lui-même. “Ah, pis, que le diable l’emporte.”, avait-elle murmuré avant de relever lentement la tête, de relever ses fesses de ses talons et de se tenir agenouillée bien droite dans le lit. “J’ai jamais montré ça à personne, t’es le premier. Tout le monde me dit qu’ils sont pareils comme avant mais c’est pas vrai.”, avait-elle dit pendant que ses mains passaient dans son dos défaire les agrafes de son soutien-gorge. La brassière détachée pendait mollement sur sa belle poitrine. Sylvie l’avait lentement relevée en baissant les yeux.

Deux grandes cicatrices épaisses rose-brun en forme de U découpaient le bas de ses seins. Deux autres plus petites partaient du bas de chaque sein et montaient rejoindre deux faux mamelons tatoués sur sa peau blanche au centre desquels un petit motton de chair servait de mamelle.

“Le cancer avait commencé à manger les autres, ils me les ont enlevés. Les filles se sont cotisées pour m’aider à me payer ceux-là.”

Au loin dans le Dix, on entendait en sourdine la voix chaude de Gloria Gaynor qui chantait I will survive pour une pauvre fille grimpée dans un poteau qui essayait d’aguicher encore deux-trois saoulons qui avaient oublié de s’en aller chez eux.

Sans qu’un autre mot se prononce, Sylvie avait rejoint Lothaire, s’était installée toute du long devant lui comme elle le faisait toujours. Elle avait levé son corps pour lui donner une chance de passer son bras et Lothaire avait compris. Après avoir rabattu un maximum de couverture et de manteaux sur eux, la main de Sylvie était partie derrière chercher celle de Lothaire pour la ramener devant elle. Au lieu de la placer contre elle entre ses deux seins comme elle le faisait toujours, elle avait enveloppé de sa main tous les doigts de Lothaire, sauf l’index et le majeur restés bien droits. Puis elle avait entrepris de faire voyager au ralenti les doigts de Lothaire sur les sentiers raboteux de ses cicatrices, un sein à la fois, une cicatrice à la fois comme une sainte onction, comme si les doigts de Lothaire avaient un pouvoir magique de guérison sur son corps meurtri.

C’était maintenant Lothaire qui avait libéré sa main, de ses paumes chaudes il caressait doucement les seins de Sylvie comme un vrai homme aurait caressé les vrais seins d’une vraie femme. Le coeur était à veille de leur exploser tous les deux. Sylvie avait calmé le jeu en attrapant la main de Lothaire et en la replaçant exactement là où elle avait l’habitude de passer la nuit de Noël. Elle avait achevé les manœuvres usuelles pour se rapprocher le plus possible de la chaleur de Lothaire, poussant lentement ses fesses contre son bassin. Chaque nouvelle manœuvre était éxécutée dans une douceur extrême semblable au travail minutieux et réfléchi d’un désamorceur de bombes qui risquait sa peau au moindre faux-pas. On aurait pu entendre circuler le sang qui s’affolait dans leurs veines. L’Atlantide retrouvée, la chaleur intense maintenant humide de leurs peaux l’une contre l’autre, le parfum délicat de l’anémone des bois qui venait même à bout de leurs sueurs, le bien-être ultime retrouvé.

Lothaire serrait sa cousine fort comme jamais, le pauvre pénis raide et spastique et probablement tout bleu d’avoir si longtemps souffert, qu’il ne savait plus comment placer à l’abri du péché mortel. Mais la vulve chaude et suintante de Sylvie coulait de désir et venait souiller son beau slip de coton blanc avec des belles cannes de Noël rouges dessus. Sylvie avait démissionné la première. Elle avait lentement tourné la tête et avait déposé un long et doux baiser sur les lèvres de Lothaire. Elle avait libéré la main prisonnière de Lothaire qui montait lentement rejoindre le cou de Sylvie, puis sa joue brûlante. L’autre main de Lothaire prenait le relais pour la serrer contre lui bien appuyée sur l’extrème limite encore prude du bas de son ventre. Il avait lentement tourné la tête de Sylvie vers lui et avait repris là ou elle avait laissé mais il avait plongé doucement sa langue dans la bouche de Sylvie, et la langue de Sylvie dansait maintenant avec la sienne, suavemente.

Une énorme onde de choc était descendue tout le long du corps de Sylvie et était venue s’écraser en fracas dans tout le bas de son corps et des spasmes de jouissance faisaient vibrer son bassin, ses hanches, ses fesses.

Elle réalisait qu’elle s’était agitée bien davantage qu’elle ne l’aurait cru. Elle sentait maintenant sur sa cuisse derrière elle couler le sperme chaud de Lothaire.

Deux petits suppôts de Satan plutôt blasés étaient évachés sur la commode au pied du lit en train de mutuellement se débarrasser des dreads poignés dans les poils de leurs longues queues.

“Je n’ai jamais vu de ma ciboire de vie un péché mortel aussi plate.”, avait affirmé le premier. “On rapporte pas ça au maître, il va rire de nous autres.”, avait dit le second.

Malgré l’issue en queue de poisson, une honte sans nom et les regrets profonds qui les avaient plongés dans la gêne la plus malaisante, le sommeil avait quand même gagné Sylvie et Lothaire qui n’avaient jamais quitté leur étreinte mais qui croyaient bien y avoir perdu toute leur grâce sanctifiante.

-Qu’est-ce que la grâce sanctifiante?

– La grâce sanctifiante est celle qui demeure en notre âme, et qui la rend sainte et agréable à Dieu.

Pouvons-nous perdre la grâce sanctifiante?

– Oui, un seul péché mortel suffit pour nous faire perdre la grâce sanctifiante.

La grâce est-elle nécessaire au salut?

– Oui, la grâce est absolument nécessaire au salut; et sans elle nous ne pouvons rien faire pour mériter le ciel.

Des coups dans sa tête, une vessie gonflée et la gueule en sable avaient réveillé Lothaire. Il faisait encore bleu dehors à travers les rideaux du motel et on entendait aucun bruit de voiture sur la troisième avenue. Lothaire taponnait doucement cherchant désespérément Sylvie partout dans le motton maintenant tout mêlaillé de leur crèche de Noël. Après la honte de leurs misérables ébats, il serait probablement mieux qu’elle lui ait refait le coup et qu’elle soit disparue en catimini. Beaucoup mieux. Mais rien qu’à y penser, tout d’un coup, ça ne faisait plus aucun sens. L’angoisse qui le prenait au ventre en était témoin. Forcé d’admettre son départ et de se réaligner sur la triste existence qui l’attendait maintenant à Montréal, Lothaire s’était assis sur le bord du lit et se prenait la tête à deux mains. Il s’était rincé la gueule avec un restant de champagne flat et croquait dans une fraise molasse lorsqu’il avait entendu la douche partir dans la salle de bain.

Une fleur mourante de soif qu’on arrose abondamment qui se relève et se déploie gracieusement, un oiseau qui s’envole gauchement après avoir frappé la vitre d’une fenêtre, les braises qui rougissent à nouveau sous le souffle du vent matinal. Un bonheur difficile à expliquer mais de taille gargantuesque, indéfinissable, inconfulgurable. Lothaire s’était précipité dans la salle de bain. À travers les vitres embuées, l’objet de sa résurrection, Sylvie dans son plus simple appareil, celui qui lui seyait le mieux malgré toutes les cicatrices et les os brisés. Lothaire avait glissé lentement la porte vitrée pour ne pas l’effrayer mais Sylvie avait tout de même réagi sous la peur. Le bras avait sauté de bord en bord de ses seins pour en cacher le maximum, son autre main déployée sur le bas de son corps pour cacher sa vulve.

“Fais-moi pas peur de même, mon sans-dessin, toé.”, avait été sa première réaction. Elle s’était vite calmée en voyant la face déconfite de Lothaire désolé de l’avoir effrayée mais ses mains étaient quand même restées en position de vigile sur sa pudeur, la défensive est toujours la meilleure attaque.

“Je pensais que tu t’étais sauvée comme la dernière fois.”, avait dit Lothaire autant pour elle que pour se consoler lui-même, “C’est toé qui m’a faite peur, ma petite mozus.”, avait-il conclu. Trois-quatre petites larmes imprévues en avaient profité pour se camoufler sur les joues mouillées de Sylvie.

“L’hostie de Rosaire avait raison dans le fond. Vous autres les Santerre vous pensez toute savoir pis vous arrangez toujours les affaires pour que ça fasse votre affaire.

Sylvie avait pris le temps de prendre une longue pause pour achever de stresser le pauvre Lothaire.

“Moé, ça, je me suis défilée? T’as un front de beu, Lothaire Santerre. Oui j’ai eu longtemps peur du péché mortel pis des vieilles affaires de cousin pis de cousine pis de bébés mongols quand j’étais plus petite. Penses-tu vraiment que si on fait jamais de péché mortel dans notre vie on mourra jamais? Je vais jamais avoir aimé l’homme de ma vie à mon goût pis sais-tu quoi? Je vais crever pareil. Tu’seule.” Là, ça y allait, les larmes, la débâcle.

“J’peux-tu embarquer dans la douche avec toi?”, avait demandé Lothaire le plus innocemment du monde. Sylvie l’avait longuement regardé droit dans les yeux. Elle avait relâché la vigile sur son sexe et ses seins meurtris puis elle avait allongé les bras lui tendant les mains pour l’aider à enjamber le bord du bain sans se péter la gueule. Avec un regard de feu elle l’avait sévèrement mis en garde.

“Toé si t’embarques icitte, mon p’tit tabarnak de Lothaire Santerre, tu débarqueras plus jamais, as-tu compris?”

Mais la vie étant ce qu’elle avait toujours été pour eux, Lothaire et Sylvie avaient finalement dû débarquer de la douche quand même. Avec les doigts et les orteils ratatinés, épuisés, les jambes molles et les petits yeux qui empestaient le sexe à plein nez. Le bon sexe.

Jamais plus ils n’allaient redormir ailleurs qu’ensemble, quelque part entre Val d’Or et l’Atlantide.

Pis le péché mortel, lui?, avait demandé Lothaire en enjambant le bord du bain, ses mains dans celles de Sylvie.

Ah, ben, lui, que le diable l’emporte, hostie!

Flying Bum

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En entête, Autoportrait en enfer, 1903, Edvard Munch, (détail).

En rose et bleu, extraits du petit catéchisme.

2 réflexions sur “Chroniques du péché mortel (fin)

  1. Pis fallait que tu mettes des rivières de larme. J’les ai tellement vues dans sa face.
    Pis bravo pour le niaiseux de suppôts.
    Pis juste de même en passant, je pleurais déjà quand ils ont retonti.
    Mais bravo surtout pour les bonheurs gargantuesques, indéfinissables, inconfulgurables.

    P.-S. Cette histoire-là compte désormais parmi mes deux préférées.
    P.P-S. La prochaine fois que je croise une anémone des bois, tu peux être sûr que j’vais me mettre à genoux pour la sentir.

    Aimé par 1 personne

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