Spleen de maison mobile

On écoute le vent chanter à travers les glaçons qui pendent aux branches des arbres et on se voit comme des fantômes qui communiquent entre eux à travers le vent et le gel. Emmitouflée dans les draps de flanelle de son enfance, Adéline a toutes les allures du personnage, une enfant perdue aux grands yeux, un corps blanc aux veines exsangues.

Grandir pauvre vous donne une imagination hors du commun, dit Adéline.

Je me retourne sur le dos et je fixe vers le haut, là, notre ciel secret. On a tout juste gobé la mescaline et mes orteils brûlent de froid, mon cerveau pèle par peaux d’oignons successives, une peau après l’autre. Je devrais me sentir bien, en sécurité, mais je n’ai pas accès à ce genre de sécurité, pas après une vie entière à me laisser envahir passivement par tout un chacun. Tout ce à quoi je peux m’accrocher, c’est un vague pressentiment qui me retient, qui m’empêche de flotter aussi haut que je ne le voudrais.

L’esprit fusionné avec celui du lit, je cogite à toutes les raisons qui poussaient Adéline à utiliser son imagination lorsqu’elle était encore une enfant, comment elle s’évadait avec moi lorsque nous levions les bras vers le ciel brandissant nos paumes ouvertes pour jeter des sorts qui faisaient danser les arbres. Je lui ai jadis dit que lorsque les feuilles se tournaient à l’unisson, nous exposant sans pudeur leurs pâles dessous, cela annonçait toujours la tempête – ne sachant pas encore que dans un parc de maisons mobiles, annoncer la tempête tenait du blasphème, le pire cri des oiseaux de malheur.

En été, nous laissions nos mères à leurs commérages de galerie et leurs cigarettes sans filtre, elles suçaient, expulsaient et transpiraient la nicotine comme dans un rituel de communion débile. Adéline et moi marchions incognito par les étroites rues bordées de roulottes disposées en angle et on se racontait nos histoires dénaturées, des contes d’abus et de vies sombres. La fille qui habite ici, Adéline m’avait dit, pointant vers une maison mobile rose au coin cabossé par une voiture, son frère lui fait faire des choses. Elle n’avait pas besoin d’élaborer sur ces sortes de choses. Ces choses dansaient directement derrière mes yeux comme des gestes d’une violence ordinaire. En revenant chez elle, je lui ai dit que j’avais toute une de ces envies de pisser. Je n’avais pas de sœur, je maudissais les frères de filles qui osaient leur faire faire des choses. Je me suis faufilé sournoisement dans la chambre du frère d’Adéline, une pile de linge sale longeait le sol. J’ai laissé aller une rivière d’urine dessus en murmurant blâme le chat, mon frère, encore et encore, comme une incantation diabolique. Tu blâmeras le chat, frère.

 

Les grandes chaleurs voulaient dire soif et semelles brûlées, dansant dans l’entrée asphaltée sur une musique pop lancinante et affamée. Nous nous énervions l’esprit avec des récits peu édifiants à propos du chauffeur du camion de crème glacée, un vieil homme à la peau de cuir et un tatouage de prison sur un avant-bras. Il y avait là tellement de place pour nos imaginations débridées.

Le soir, on tentait tant bien que mal d’imbriquer nos os les uns dans les autres comme un jeu de construction, à la recherche de formes nouvelles d’union, de tendresse, jusqu’à ce que la sueur nous en lasse.

Adéline s’allume une cigarette dans la pénombre, une lueur rouge qui vibre alentour de sa bouche comme un avertissement de danger imminent. Rouge poison, comme le chandail affreux que son contremaître portait toujours. Je pense à comment nous réussissons chaque soir, à placer chaque nouveau souvenir indésirable sur la tablette du haut, hors de portée. Ici, un compagnon de travail qui lui tâte le derrière dans la salle de pause, là, la rumeur qui circule sur nous, nos bouches, toutes les sortes de choses qu’on peut faire avec. Et comment on s’en branlait. Une fois, on s’était imaginés être des poupées blindées avec des sous-vêtements de satin, des cœurs tendres au centre de deux pierres. Adéline n’était pas blindée, moi non plus. Elle n’allait pas bien.

Ça ira beaucoup mieux après, si tu manges quelque chose, je lui dis, et elle hoche de la tête même si nous n’avions au ventre qu’un brin de poudre de mescaline, pleins d’un grand vide nauséeux qui donnait à toute nourriture des allures dégoûtantes. Avoir faim. Manger quoi? Si tu ne sais pas quoi manger, t’as pas faim, disaient les mères.

Je pars vers la cuisine et je réchauffe une poêle, j’y lance deux tranches de pain beurré des deux côtés, du fromage industriel pré-emballé entre les deux tranches, et j’écoute le grésillement de la cuisson. C’est rien, ça a l’air de n’importe quoi, mais c’est chaud, ça sent les bons vieux soirs d’hiver. Je coupe en quatre pointes, je les glisse dans une assiette et les apporte à Adéline dans le lit. Le sandwich reste là, intouché, et nous respirons tous deux son fumet familier et ordinaire pendant que nos esprits dévorent un festin de restaurant cinq étoiles. Le triste et vague ressentiment me revient et je me retourne sur le dos, soudainement étourdi au moment où je pense à toutes les fois où nous avons eu à nous servir de nos imaginations pour se transformer en ectoplasmes, à pousser nos âmes hors de notre corps pour trouver quelque chose de mieux, aller quelque part de plus beau . . . some place better than where you’ve been.

Dehors, le vent chiale et se lamente comme une vieille mégère haïssable qui m’enguirlanderait sans ménagement. Je me bouche les oreilles en me coinçant la tête avec l’oreiller.

Je refuse de l’écouter.

Pas ce soir.


Flying Bum

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11 réflexions sur “Spleen de maison mobile

  1. Ce qui est bizarre c’est que c’est tout à fait ce genre d’histoire qu’on se repasse en novembre et ça ne va pas s’arranger d’ici Noël, ça fait du bon bois à brûler 😉 après voir le phœnix dans le premier moineau qui passe comme un reflet

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  2. D’entrée de jeu, cette phrase d’Adéline sur le grandir pauvre…
    Bref, ton imagination mêlée à celle d’Adéline. Ça le fait.
    Même si ça m’fait aussi le p’tit crisse de pincement d’où suinte ma nostalgie. Pis que des fois, en dedans de moi, trop de nostalgie, ça rock’n’roll ma peine. Novembre, oui.
    Et la sueur qui nous en lasse…
    Du beau Luc. Tendre et cru.

    Aimé par 1 personne

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