Madame Clémence aime bien les fleurs coupées, les voitures mauves et les hexagones, particulièrement les hexagones. Elle traîne en permanence un compas de métal, un œillet séché mauve et blanc et un rapporteur d’angles en plastique dans son sac. Madame Clémence a longtemps été l’institutrice crainte autant qu’adorée de bien des générations d’enfants qu’elle a eus sous sa férule.
Aujourd’hui madame Clémence regarde passer ses journées à l’ombre d’un chêne dans la cour intérieure de son complexe résidentiel, elle surveille les écureuils et les geais bleus se disputer les arachides et les grains de maïs séchés. Elle cogite sur la congruence des triangles et les angles obtus bissecteurs, mais elle en parle rarement avec quiconque vient s’assoir près d’elle. Elle est épuisée du regard condescendant que portent les plus jeunes sur les vieilles comme elle, leurs hochements de tête ridicules comme s’ils se préoccupaient d’elle ou même s’ils savaient de quoi elle parlait.
Le fils de madame Clémence et ses petites-filles lui apportent des casse-têtes et des livrets de sudoku, essaient de la convaincre de vendre sur Ebay sa copie impeccable des Éléments d’Euclide dans une édition ancienne. Ça vaut une fortune, mamie, mais leur intérêt s’arrête là. Madame Clémence n’est pas certaine de ce qu’est Ebay au juste, mais elle s’est procuré une lourde armoire métallique et un cadenas hors de prix pour conserver et surtout protéger tous ses trésors incompris. Plus de vingt ans après sa retraite, madame Clémence rêve encore de géométrie.
De jeunes gens passent leur chemin, mais ne s’arrêtent pas. Dans sa tête, elle a envie de leur crier : N’oubliez pas vos postulats ! Récitez vos théorèmes !
Madame Clémence observe longuement un rosier hybride qui fleurit en plein soleil, elle fait un bref aller-retour sur la lune, replace son sac à mains sur ses cuisses.
***
Samedi, Léon le fils de madame Clémence est venu la visiter. Il lui a apporté deux sacs d’épicerie et une pile de magazines. Madame Clémence ne porte pas le moindre intérêt aux magazines à potins des deux ou trois derniers mois mais elle s’abstient de le mentionner. Elle lui a souri tout simplement lorsque Léon lui a fait une bise sur le front.
“Est-ce qu’on devrait aller au parc, aujourd’hui?” lui demande-t-il.
“Je veux un tableau,” répond Clémence, “un tableau noir et des craies.”
Léon dispose méticuleusement les boîtes de soupe dans le garde-manger. Il s’arrête, soupire. “Un tableau, veux-tu bien me dire ce que tu vas faire d’un tableau?”
“Ça te dérange en quoi? Je ne te demande pas de le payer. C’est une demande assez simple quand même.”
Léon termine son petit travail d’étalagiste et plie le sac de papier brun contre son abdomen.
“Tu n’as même pas encore touché au livre de cryptogrammes que je t’ai apporté la dernière fois.”
“Je n’aime pas tous ces casse-têtes. Je n’ai jamais demandé un livre de cryptogrammes.”
Léon disparaît dans la chambre de madame Clémence. Elle entend des sons de draps qui claquent dans les airs. Léon est un ingénieur, il travaille pour une compagnie d’ordinateurs sur le design de quelque chose qui s’appelle un chip. Madame Clémence aurait bien aimé comprendre son travail mais Léon a toujours été chiche sur les détails. Madame Clémence voyait dans ses explications vaseuses un manque d’intérêt de Léon pour le métier qu’il pratiquait, cela la préoccupait. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément.
Léon était divorcé; madame Clémence voyait ses filles plus souvent que lui. Cela la préoccupait également, mais ses petites-filles étaient de bonnes filles. Elles lui apportaient des tablettes de papier quadrillé et des crayons de plomb.
Adéline avait à peine vingt ans et étudiait la psychologie à l’université. Elle avait les mathématiques en sainte horreur mais elle pouvait écouter patiemment madame Clémence lui en parler pendant des heures en conservant le sourire.
Marie-Luce avait seize ans et elle peignait des formes géométriques abstraites avec de l’acrylique fluo; elle aimait discuter, philosophiquement on s’entend, de la représentation spatiale, de la haute-dimensionalité des formes. Madame Clémence n’avait rien à redire sur les centres d’intérêt de ses petites-filles, bien qu’elle aurait grandement apprécié connaître une jeune personne capable de voir clair dans le théorème de Pythagore.
***
Léon réapparaît au salon avec en mains le beau cardigan bleu marine de madame Clémence.
“Allez, on va au parc,” dit-il.
“Tu ne me feras pas porter ce foutu chandail. On est encore en plein été.”
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Lundi, les côtes de madame Clémence ont commencé à la faire souffrir, elle avait aussi développé de lancinantes démangeaisons et une toux sèche. En agrippant fermement le bord de son lit pour se lever, elle avait ressenti une sensation de vrombissement dans ses oreilles; elle a transféré son poids sur ses hanches et des éclairs blancs venaient perturber sa vision périphérique lorsque ses pieds ont touché le sol. En s’appuyant sur les murs, elle s’est lentement glissée jusqu’à la salle de bains.
Elle ne ressentait aucune envie de s’habiller ni de manger; même respirer lui demandait de consentir trop d’efforts pour rien. Elle est restée dans sa robe de chambre, s’est installée sur le divan au salon, rideaux tirés. Lorsque la fatigue s’est faite un peu trop lourde, elle a fermé ses yeux.
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Madame Clémence se tenait debout devant sa classe. Un paquet de jeunes frimousses dans leurs chemises blanches propres et bien repassées, la regardaient en lui souriant. Yvan Chamberland avait levé la main avec tant de vigueur s’agrippant de l’autre main sur le côté de son pupitre.
Madame Clémence s’est avancée vers lui et lui a remis la craie puis s’est placée sur le côté du tableau.
Chamberland debout perpendiculairement au tableau, d’une parfaite rotation de son bras traçait un cercle parfait; il y a ensuite tracé un triangle-rectangle parfaitement inscrit dans le cercle. Pendant qu’il écrivait le nom de toutes les composantes de son graphique, madame Clémence s’est assise sur le petit pupitre, le premier en avant. Puis elle s’est mise à pleurer.
Les enfants se sont réunis alentour d’elle pour la consoler.
“Ça va aller, madame Clémence,” disaient-ils, “On aime ça la géométrie, nous, vous savez.”
Madame Clémence a levé les yeux sur Éliane Fortin, ses deux tout petits yeux perdus derrière d’épaisses lentilles et ses queues de cheval bien égales de chaque côté de son visage, puis elle dit, “Je sais que vous aimez la géométrie, les enfants, je le sais.”
***
Madame Clémence s’est réveillée dans une pièce blanche et froide. À première vue, cela lui semblait être un hôpital, mais il n’y avait ni médecins, ni infirmières, ni machines. Elle était assise dans une bergère aux motifs dorés; un bouquet de glaïeuls et des roses irisées baignaient dans un vase de cristal sur un comptoir de tuiles blanches au dessus en acier inoxydable étincelant.
Madame Clémence n’a que cligné des yeux, lui avait-il semblé, et Léon était là, comme une apparition, traînant un grand tableau noir sur roulettes. Il l’a installé près des fleurs, tiré les freins, puis il a disparu comme il était venu.
Madame Clémence s’est réchauffé les mains, les frottant l’une avec l’autre, elle entendait des voix étouffées.
“Fais-lui la lecture,” disait une voix douce mais presqu’inaudible, “lis-lui un beau théorème, elle les aime tellement.”
Madame Clémence aurait bien aimé avoir une craie à ce moment-là et sur ce, Marie-Luce est apparue. Elle lui tendait un long bâton de craie jaune tout neuf. Madame Clémence l’a cassé en deux comme elle l’avait fait systématiquement pendant toutes ces années, presque quarante ans, puis elle a marché lentement jusqu’au tableau.
Définition numéro un, disait une des voix étouffées. “ Le point est le plus petit élément constitutif de l’espace géométrique, un lieu au sein duquel on ne peut distinguer aucun autre lieu que lui-même.
Madame Clémence a frappé le tableau d’un seul coup sec du bout de la craie puis elle a souri.
Définition numéro deux : “La droite est une longueur sans largeur.”
Madame Clémence trace une ligne, ses doigts tenant la craie bien serrée, d’un seul trait, le dos bien droit, d’un bout à l’autre du tableau. En regardant la belle ligne jaune, fière d’elle, madame Clémence a plissé les yeux et elle a vu jaune. De belles grosses fleurs de tournesol. Plein.
Sa sœur Joséphine courait loin devant elle entre deux rangs de tournesol, ses cahiers dansaient en tous sens dans un sac d’école en coton cousu par leur mère à même un sac de semences.
“Essaie de m’attraper, Clémence,” que Joséphine criait.
“Cours, Clémence, cours, cours …”
Clémence a déposé la pile de livres qu’elle tenait entre son avant-bras et sa poitrine et s’est mise à courir le plus rapidement qu’elle pouvait. Mais Joséphine n’a jamais ralenti. Elle était plus vieille du haut de ses dix ans, si forte et compétitive.
La petite voix étouffée de fille s’est fait entendre à nouveau.
Postulat numéro un : “Un segment de droite est une ligne qui relie deux points.”
Madame Clémence cherchait le tableau dans la brume dense et jaune qui avait envahi la pièce.
Postulat numéro deux : “Un segment de droite peut être étendu à l’infini de chaque côté des deux points d’origine.”
Madame Clémence a repris son souffle un moment. Elle s’est placée devant le tableau. Elle a placé la pointe de sa craie directement sur une des extrémités du segment de droite. Puis elle a tracé.
Jusqu’à l’infini.
Flying Bum
À la mémoire de Clémence Blais, bien qu’il ne s’agisse pas d’elle vraiment, sauf pour les émotions, les miennes, qui m’ont servi de matière première.
Le seul problème avec ces textes, c’est qu’on se fait gronder parce que c’est l’heure du diner et qu’on ne veut pas lâcher le morceau. Du coup, hein, on sait ce que c’est quand on dit trois fois de suite « j’arrive » et qu’on n’arrive pas.
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On dit comme les ados sur le rythme d’une vache au soleil (et une voix semblable) : S’ra pas long . . . 😉
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C’est absolument beau. Sous tous les angles.
De la matière première de premier choix. À m’en serrer la gorge.
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Et la phrase de Nicolas Boileau est l’une de celles que j’ai le plus souvent entendues de la bouche de ma mère.
Merci, Luc.
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Arrête, je vais voir tout jaune moi aussi ! 😉
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