Jaune
La lumière, aujourd’hui, l’éclairage de cette fin d’après-midi avant que Léon ne lève les voiles, il faut vraiment être prêt à l’habiter.
Violet
Tous les mois d’octobre, ô action de grâces, Léon quitte sa terre d’exil où il vit seul depuis des années, pour aller séjourner trois jours au chalet familial de son ami Léo-Paul, sur le bord du Matcimanito. Autrefois sa vieille dactylo Remington, Léon y traîne maintenant son portable pour écrire dans la tranquillité automnale, gracieuseté des estivants rentrés chez eux. Son ami apporte son outillage de sculpteur et des belles pièces de bois à transformer en belles Vénus alanguies. Ils travaillent toute la journée, séparés par des cloisons minces, prenant quelques pauses pour aller faire ensemble quelques brasses dans le lac vivifiant, prendre une marche, fumer une clope ou quelqu’autre herbe, c’est selon.
Ils s’attrapent une truite ou deux qu’ils grillent pour le dîner avec quelques bières. Le soir, ils s’assoient dans la véranda où Léon lit des bribes de la drôle de collection de livres que la famille de Léo-Paul a abandonnée au chalet au fil des ans – Portrait de l’artiste en jeune homme, Patagonie et terre de feu – guide d’alpinisme, Jo, Zette et Jocko, La bête humaine, tutti frutti et cetera – et Léo-Paul, lui, lit Proust.
Il achève le deuxième tome d’À la recherche du temps perdu. Léo-Paul, de toute sa vie, n’a jamais vraiment été un grand lecteur, mais pour une raison qu’il ignore lui-même, il adore Proust, une fois au chalet. C’est chaud comme dormir sous la lourde couette que lui a fabriquée sa grand-mère, dit-il. Il a mis plus de deux ans à lire Du côté de chez Swann et il travaille À la recherche du temps perdu depuis bientôt trois ans. Il ignore combien il y a de tomes après le deuxième dans cette édition, il suppose qu’il y en a au moins un autre.
Léo-Paul rigole tout seul pour lui-même au sujet de la dernière ligne qu’il vient tout juste de lire. “Il est bon, ce Proust,” marmonne-t-il, puis à peine un moment plus tard, après avoir éventé les pages restantes, “je ne vais jamais finir ce putain de bouquin, jamais,” lance-t-il à Léon qui sourit.
Léon s’en va au lit et ses oreilles croient entendre l’océan mais lui, il sait que ce ne sont que les grands pins qui dansent dans le vent du Matcimanito.
Bleu
Léon reçoit une carte postale de Léo-Paul. Sur le devant, une photo kitsch d’un orignal, les quatre pattes à l’eau, pas très loin de la grève d’un lac immense. Sur l’endos, Léo-Paul écrit, “viens de finir Le Côté de Guermantes, pas la peine de continuer ce foutu cirque.”
Dans ce début d’après-midi, il n’existe plus pour Léon que trois choses : la carte postale de Léo-Paul (qui représente Léo-Paul lui-même et leur amitié cinquantenaire); Proust (qui n’existe que vaguement dans sa mémoire); et son propre corps. Léon pense qu’il n’a jamais vieilli, il se le répète encore et encore, parce que des parties de son corps commencent à le contredire sérieusement.
Sans jamais faire de pause, l’horloge continue de tourner dans une sorte de cadence inconnue que Léon considère aléatoire, saccadée, accélérant de façon inattendue, ajoutant quelques temps imprévus au tempo comme un coeur déréglé le ferait. Léon sait qu’il n’a aucunement le coeur déréglé.
Léon a lu Proust lui aussi, il y a plus de trente ans de cela, dans sa mi-trentaine. Il a lu un premier titre, se rappelle avoir trouvé cela excellent, s’était promis de continuer mais il n’y est jamais revenu. Un tel abandon ne lui semblait pas une chose hors du commun, plusieurs abandonnent Proust après trois pages. Pour Léon, l’expérience ressemblait à conduire dans la nuit, dans un brouillard automnal opaque pendant qu’une voix radio-canadienne susurre le texte dans la radio. Même lorsqu’il ferme la radio la voix continue de susurrer les mots de Proust, mystérieusement, même si Léon n’en semble pas surpris. Comme s’il essayait toujours d’écouter la voix mais la concentration nécessaire pour conduire à travers le brouillard sombre et opaque rend l’écoute impossible. Léon ne se rappelait plus du texte, des mots, malgré que la carte postale de Léo-Paul en avait ramenés quelques-uns en surface, mais aussitôt ressentis, aussitôt évanouis dans le néant.
Gris
Léon rentre de sa marche avant le dîner. L’enveloppe d’un courrier privé est plantée dans la craque de la porte moustiquaire, Léon y voit le nom de l’expéditrice. Kristina, la fille de Léo-Paul. Il ouvre l’enveloppe. Léo-Paul est mort la veille, une rare et soudaine défaillance du foie, condition extrême que ses médecins n’ont pas vu venir. Les funérailles auront lieu ce samedi. “Est-ce que tu voudrais venir dire quelques mots pour lui?”
Dans l’empire céleste, lorsqu’un vieux meurt de façon subite et inattendue, son âme doit rendre ses comptes sur le lieu même où le décédé a laissé tomber son dernier vêtement. Si la position du lieu est favorable, son âme monte directement au paradis. Sinon, son âme erre comme un fantôme dont la tâche est de ramener des âmes vers ce même lieu pour rendre leurs comptes, et d’autres âmes encore et encore. Au compte de mille, le fantôme obtient sa libération. Léon espérait secrètement que Léo-Paul avait eu le bonheur de mourir nu et l’âme en paix.
Blanc
Le corps de Léon a résisté à tant d’afflictions et d’épreuves, sachant tout de même, réalistement, que toute bonne chose a une fin ici-bas. Ce corps fut un vaisseau extrêmement capable de le transporter à travers des mers pas toujours clémentes et de trouver ses routes, capter ses images, voguer sous des cieux cléments au-dessus de sa tête et de ceux qui l’entourent, facilitant tous les bonheurs, même les plus petits et les plus importants qui furent sa propre vie.
Noir
La lumière, aujourd’hui, l’éclairage de cette fin d’après-midi, il faut vraiment être prêt à l’habiter. Vraiment.
Plus tard ce soir, Léon lèvera les voiles pour aller écrire ce dernier mot pour Léo-Paul. Léon conduira toute la nuit. Il se rendra, se faufilant dans les brumes nocturnes d’automne, jusqu’au Matcimanito.
Avec un peu de chance, avant le matin.
Flying Bum
C’est vrai pour la tranquillité automnale.
Et quel beau texte. Coulant et touchant, je trouve.
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Merci Caroline, bonne soirée.
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Avec un peu de chance, chaque couleur nous fait vivre… encore…
Merci, Luc! ✨❣️
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Merci à toi, Geneviève 😁 la couleur c’est un peu beaucoup mon métier.
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Très beau.
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