À treize ans, Adéline était beaucoup trop vieille pour être bouquetière. Elle avait entendu sa mère dire à tante Odile : “Jocelyne aurait presque pu demander à Adéline d’être une de ses filles d’honneur, bouquetière c’est ridicule. Adéline est beaucoup trop grande, elle a des seins déjà.”
Après cela, Adéline se sentait étrange dans sa jolie robe en dentelle de coton. Elle se sentait à l’étroit, comme un oreiller trop gros pour sa taie.
Tout allait bien, se disait-elle, le porteur des alliances était également trop grand, trop vieux. Il était plutôt svelte, dégingandé, une belle chevelure blonde, bouclée, et des lèvres du plus subtil rose qu’elle n’avait jamais vue sur la bouche d’un garçon. Le grand bellâtre tanguait devant-derrière comme un arbre au vent pendant la cérémonie tellement qu’Adéline s’attendait à le voir s’évanouir. Cette chaleur d’enfer.
“D’où ça vient le prénom Adéline?” lui a-t-il demandé après la cérémonie.
“Ma mère voulait Aline, mon père Adèle, alors tu vois?” qu’avait répondu une Adéline rougissante. En haussant les épaules, un brin mal à l’aise, elle avait répliqué.
“C’est quoi ton prénom, toi?”
“Léo,” dit-il, “c’est le diminutif pour Léonard qui est mon vrai prénom.”
Adéline a ri, mais pas Léo. Son visage était devenu livide. “Même mon père rit de mon prénom, alors Léo ça me va, Léonard c’est ridicule.”
“Hé,” poursuit-il du même souffle comme pour clore le sujet, “veux-tu voir quelque chose que j’ai trouvé tantôt ? C’est dehors.”
Adéline le suit, jouant du coude à travers les invités qui se frayaient un chemin vers le sous-sol de l’église, là où se poursuivait la noce. Le soleil trônait haut dans le ciel et Adéline pouvait sentir la chaleur de ses rayons rebondir sur l’asphalte directement dans son visage. Léo lui attrape la main et part à courir avec elle dans les herbes hautes. La main de Léo était moite et Adéline devait l’agripper avec force pour ne pas glisser hors de sa prise.
Partout alentour, dans les herbes et dans les arbres, sur les édifices, les poteaux, Adéline pouvait entendre les hurlements stridents des cigales, si forts et incessants. On avait même craint que les cigales ruinent le mariage.
Cela se passe tous les dix-sept ans, le père d’Adéline lui avait-il expliqué prenant des grands airs savants. Les cigales émergent de leurs cocons, ébaubies et connes comme la lune. Le père d’Adéline était une sorte de scientifique qui pouvait fort bien s’exciter tout seul avec des choses comme les cigales, alors que le reste du village ne trouvait qu’à s’en plaindre. La mère d’Adéline jurait à tous les saints chaque matin en décollant les cadavres de cigales, collées, séchées entre les essuie-glaces et le pare-brise de sa voiture. Les vivantes agissaient comme des pique-assiettes, des invitées indésirables qui s’écrasaient dans les fenêtres, rampaient sur les plantes et les arbres bouffant leurs feuilles sans gêne.
Adéline a libéré sa main de l’emprise moite de Léo juste au moment où leur course s’est terminée. Se tenir encore par la main au-delà de cette course lui semblait déplacé. Ils s’étaient retrouvés derrière une grange qui surplombait un petit ravin, et sous cette partie de la grange, une petite crique coulait. Quatre gros barils de bois servaient de pilotis pour soutenir l’œuvre au-dessus du ruisseau. Adéline se demandait quelle sorte d’hurluberlu avait bien pu construire une bâtisse à un pareil endroit. Le dessous de la grange sentait le ver de terre. On pouvait voir des taches sombres de champignon sous le plancher de pruche. Léo s’est agenouillé, presque sous la grange, les genoux dans la terre humide.
“Regarde,” dit-il, “des poissons ! Tu les vois ?” en pointant la crique plus bas. Adéline, au timbre de la voix de Léo, se disait que le grand bellâtre était probablement beaucoup plus jeune qu’elle ne l’avait d’abord cru. “Tu veux que je nous en attrape ?”
Adéline lui répond non, de la tête. “Tu n’as pas de canne à pêche.”
Léo était vraiment excité. “J’en ai des poissons, à la maison, beaucoup de poissons. Les poissons ne respirent pas d’oxygène, tu sais. Ils sont l’opposé des humains. Savais-tu cela ? Ils respirent du dioxyde de carbone à travers leurs branchies.”
Adéline ne savait pas du tout comment réagir à cette situation. Elle se demandait si Léo l’avait piégée là, animé de mauvaises pensées. Elle croyait pouvoir affirmer que ce garçon était ce que sa mère appelle un garçon “différent”, comme cette fille à l’école qui marchait avec les jambes prisonnières d’appareils de métal et qui marchait avec des béquilles de bois. Léo n’était pas tout à fait comme elle, il est mignon comme tout, il l’avait prise par la main après tout, et sous certains angles, il ressemblait à un acteur de téléroman qu’elle trouvait tellement beau.
Adéline a entendu un fort bourdonnement dans son oreille et puis une cigale, lente et stupide, a atterri sur un pan de dentelle de sa robe, ses ailes joliment jaune-orangé sous la lumière du soleil. Elle s’imagine ce que ce serait de porter une robe entièrement fabriquée avec des ailes de cigale qui luisent au soleil, comme une grosse boule disco. Elle se dit que cela lui ferait la plus singulière robe de mariée.
Léo pointait l’insecte, grimaçant, ses mains qui s’agitaient follement. Adéline, soudain honteuse, a chassé la cigale.
“Je vais nous attraper du poisson.” Avant qu’elle ne puisse l’arrêter, il se faufilait sous la grange, puis il glissait sur les fesses, incapable de s’arrêter, pour atterrir les deux pieds directement dans l’eau de la crique. “Léo ! Reviens ici tout de suite,” dit-elle, se surprenant à adopter le ton de voix de sa mère.
Elle a attendu. La grange lui rappelait une autre grange qu’elle avait vue, dans un film d’horreur, se faufilant avec des copines dans la salle de cinéma pour les plus vieux. Le tueur dans le film conservait ses prisonnières dans la grange et leur chantait des berceuses. Adéline tremblait, chair de poule et tout le tralala. Les cigales semblaient hausser le volume de leurs cris, une chorale géante d’insectes qui lui criaient après, toutes en même temps. Finalement, Léo grimpait le flanc du ravin. Son bel habit tout boueux complètement ruiné, de l’eau coulait au bout de ses jambes de pantalon. Il souriait à Adéline. “Les poissons,” dit-il, “Ils ont peur de moi.”
“Moi, j’ai peur de toi, Léo,” dit Adéline. C’était vrai et faux à la fois. Elle pensait encore aux cigales, comment elles reviennent en quantité monstre, tous les dix-sept ans et comment cela lui semblait long, dix-sept ans à attendre avant de voler un peu pour mourir aussitôt. À leur prochaine visite, elle aurait trente ans, elle serait une personne totalement différente. Elle serait mariée, assurément. Avec Léo peut-être, va savoir.
Léo plonge sa main dans sa poche et pouffe de rire. Avec de grandes manières de magicien, il retire sa main et la tient haut devant le visage d’Adéline pour lui montrer quelque chose. Un poisson tout mouillé, glauque et gris qui se débattait à peine.
“Un cadeau pour toi !” dit-il tout en descendant sur un genou pour lui tendre sa prise. Adéline l’a pris dans ses mains pour un moment. Il lui semblait gluant et froid et elle pouvait encore sentir son pouls, son état de panique. Elle l’a ensuite lancé en bas dans la crique. Léo s’est relevé.
Ils sentaient le poisson tous les deux. L’odeur de ver de terre et de moisissure finissait par leur tomber sur le coeur. Léo était souillé jusqu’au torse et sentait la vase à plein nez mais son visage, sa belle chevelure bouclée étaient intacts. Adéline s’est alors dit, que le diable l’emporte.
Adéline a pris la tête de Léo dans ses mains et l’a tirée doucement vers elle.
Flying Bum