La nuit où mon ombre m’a quitté pour toujours

 

Je m’appelle Léon. J’ai huit ans. Mon père me dit que c’est l’heure de partir.

On lance tout plein de choses dans le gros Chrysler noir charbon. Les sièges à l’intérieur, les tapis, tout est noir. Il n’y a pas de place pour le chien. Pour les poils de chien, je pense sans rien dire. Papa le traîne de force dans la cave chez maman, l’attache et ferme la porte derrière lui.

On roule dans la nuit. Je dois être triste, je crois. Je pleure.

“Arrête ton cirque,” dit papa. “Tu ne t’en es jamais occupé de cet hostie de bâtard de chien sale de toutes façons.”

***

Il me donne une cigarette, allumée. “Tu peux la tenir, mais tu ne peux pas la fumer,” dit-il. Je la tiens entre mes lèvres. Je ressens comme la fois où un papillon de nuit est entré dans ma bouche quand je dormais. Je fais semblant de prendre des touches. C’est mauvais.

J’essaie de me rappeler le nom du chien. Avait-il seulement un nom, il me semble que maman l’appelait par un nom. Ricky? Ronny? Papa disait toujours “Qui est assez dingue pour donner un nom à un chien, calvaire?” Papa déteste les chiens. Ils creusent des trous partout, dans le jardin des voisins, tout le temps. Merde les chiens.

***

C’était ma troisième ou peut-être bien ma quatrième maman et celle-là n’avait pas fait long feu. Je n’aimais pas l’endroit, de toutes façons. Je n’aimais pas les tapis verts à poils trop longs qui nous attrapent les orteils. Papa dit, “Tu ne peux jamais faire confiance à une femme, aucune. Promets-moi de ne jamais t’amouracher d’une femme.”

Je promets. Du bout de la gueule. Papa commence à chantonner avec la radio le tube de l’été 68. “Qui a pris l’avion St-Esprit de Duplessis sans m’avertir, alors chu r’parti…”* Lorsque papa arrive à “chu r’parti”, il me donne un coup de coude pour m’avertir que c’est à mon tour d’embarquer et je continue. “Sur Québec Air, Transworld, Nord-East, Eastern, Western, puis Pan-American.” Et papa enchaîne “Mais ché pu où chu rendu, puis j’ai fait une chute, une kriss de chute en parachute et j’ai retrouvé ma Sophie, elle était dans mon lit avec mon meilleur ami et surtout mon pot de biscuits.”

Et on continue ça comme ça jusqu’à ce que j’en manque une. Et alors, il arrête de chanter et il me laisse la finir tout seul, la fenêtre baissée jusqu’à ce que la chanson se perde au dehors dans l’ombre noire des épinettes grises qui longent la route.

***

Il me semble que nous roulons depuis toujours. Il fait sombre, puis il fait plus noir encore. Papa s’arrête une fois pour s’approvisionner en cigarettes, une fois pour de l’essence. Je ne sais pas si je dors alors. Parfois je crois que je dors continuellement, papa dit qu’un bon jour je vais me réveiller.

Nous écoutons la radio. On parle de guerre dans le désert, ou dans la brousse, Vietnam, Palestine. Il écoute jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus, puis il éteint la radio. “On n’aurait jamais dû donner le droit de vote aux femmes,” dit-il, “une bonne fois ils vont nous élire une femme comme premier ministre et là on va voir c’est quoi la vraie bisbille.” Long silence. “Si quelqu’un te demande comment la troisième guerre mondiale a commencé, tu leur diras ça.

***

Papa sort s’acheter de la gomme à mâcher. Il me dit d’attendre dans l’auto. Il me dit de ne pas jouer avec la radio. Une femme devant nous met de l’essence. Elle ressemble à maman, mais je ne me souviens plus de quelle maman exactement. Je tourne le bouton du volume de la radio dans les deux sens tour à tour, rapidement, toutes les voix deviennent comme la même voix. Je me demande si mon père me laisserait avoir un chat. Il n’aime pas les chats, mais il ne les déteste pas non plus. Je crois me souvenir avoir eu un chat lorsque j’étais plus jeune, très jeune. Je me souviens qu’il s’assoyait au pied de mon lit. Mais après, il s’est mis à devenir de plus en plus gros, presque plus gros que moi et je pouvais le sentir me respirer dans le visage.

La voix dans la radio m’ordonne de descendre de voiture et me sauver en courant. Je replace le volume au minimum pour ne pas que mon père s’en aperçoive.

***

“Est-ce que je pourrais avoir un chat?” que je demande à mon père lorsque la voiture reprend la route.

“Si tu es sage comme une image, peut-être.”

Le ciel est sombre mais l’interminable rang d’épinettes grises lance de longues ombres sinistres à l’infini sur la route déjà noire. “Regarde comme c’est beau,” dit mon père. Puis il éteint les phares de la grosse Chrysler. Une chaleur de terreur traverse ma colonne. Il les rallume. “Rien à faire,” dit-il en regardant dans le rétroviseur, “les ombres nous suivent partout.”

***

Il s’agit de la première chose dont je me rappelle à propos de moi, je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire. Est-ce que j’y crois, moi ? Dans une nuit sans étoiles et sans lune, je suis debout dans une mer d’encre et mon ombre est totalement disparue. Une énorme vague vient me submerger. Papa dit que ce n’est jamais arrivé. Je me souviens qu’il m’attrape par les cheveux et me sort de l’eau. Papa dit qu’il n’est jamais allé même proche d’un océan, d’une mer non plus. Il dit que j’ai vu cela dans un film.

“Tu es un sacré raconteur, par contre,” dit-il. “Tu n’as sûrement pas hérité ça de ta mère. Tu as hérité ça de moi,” soutient-il sur ton fier.

***

Parfois je rêve que c’est la nuit et je suis dans une maison inondée, une maison sombre sans fenêtre. Je suis inondé. Je sens l’océan monter depuis le sous-sol. Lorsque je me retourne pour le dire à mon père, l’eau noire me sort par la bouche et commence à inonder le gros Chrysler, mais mon père ne voit rien. Je cligne deux fois et l’eau noire est toute disparue. Je ne sais pas si je dors alors. Parfois je crois que je dors continuellement, papa dit qu’un bon jour je vais me réveiller.

***

Mon père recommence à chantonner. Je me joins à lui pour finir la chanson. Une chanson triste. Il me regarde un instant. Il me dit merci. Il dit que sans moi, il ne chanterait jamais dans l’auto. Il dit que sans moi, il ne serait plus nulle part. Il n’aurait plus nulle part où aller.

“Où est-ce qu’on va vivre maintenant, papa?” que je lui demande.

Nous ne sommes plus qu’une grosse bagnole noire qui avance sous un ciel opaque dans les ombres noires d’une dense forêt d’épinettes.

 

“Mais c’est ici qu’on vit,” me répond-il.

 


Flying Bum

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*Paroles de Lindberg, chanson de Robert Charlebois et Claude Péloquin.

Texte publié dans le cadre de l’Agenda Ironique de Novembre 2022 avec comme thème l’ombre et pour phrase imposée: Je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire. Est-ce que j’y crois, moi ?

25 réflexions sur “La nuit où mon ombre m’a quitté pour toujours

  1. L’enfance serait-elle une sombre histoire ? En tout cas, la vie papa- fiston ressemble à un voyage on the road again, jusqu’au bout de la nuit, parfois un rêve dans lequel on rêve que l’on dort… A travers les mots et les pensées du petit garçon, les images sont fortes, l’émotion aussi.
    Excellent texte. Merci Luc.

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  2. Excellent texte Jean-Luc. Nous sommes dans cette voiture, étreints par la force des images que tu insuffles. Un air de littérature américaine, des espaces, de l’immensité face à la solitude. Vraiment bravo. Belle journée à toi, Sabrina.

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  3. Superbe! d’abord j’adore le Québec, ses expressions ; et puis cette chanson qui m’évoque des souvenirs aussi ; et puis la relation enfant-parents séparés, gosses si sensible. Un très bon moment de lecture.

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