Léonard Simoneau fréquentait depuis bientôt dix ans un groupe de soutien organisé par le centre communautaire local. Il y rencontrait d’autres personnes qui comme lui avaient à soigner un proche aux prises avec de graves maladies. Léonard n’en manquait jamais une et s’y impliquait avec un rare zèle. L’intervenante qui animait le groupe avait vu neiger avant lui. Elle voyait dans son attitude le déni caractéristique de l’aidant naturel se croyant invincible.
Léonard s’était amaigri dernièrement, son état d’épuisement devenait évident, ses propos avaient récemment pris une coloration nouvelle, ambigüe. Il cachait mal son visage émacié derrière une barbe maintenant négligée et parlait désormais très peu lors des rencontres.
Des odeurs de médecine, des fumets d’incontinence y flottant dans l’air en permanence, la maison de Léonard était depuis des lunes devenue une triste clinique, son lit conjugal un lit de mort. Sa conjointe se perdait lentement dans la démence, grabataire. Le temps était administré au compte-gouttes à la pauvre femme.
L’intervenante sut bien lire tous les signaux et interpella Léonard au sortir d’une rencontre.
–Avez-vous un petit moment, monsieur Simoneau, j’aurais des gens à vous présenter.–
Surpris, Léonard acquiesça et la suivit docilement. Dans une salle de conférence l’attendaient un superbe plateau de viennoiseries, une cafetière fumante et autour d’une table trois personnes déjà bien installées. L’intervenante fit les présentations, une travailleuse sociale, une psychologue, un médecin. Léonard pris d’angoisse leur demanda d’entrée de jeu s’il était arrivé quelque malheur à sa conjointe.
–Non, monsieur Simoneau, n’ayez crainte, assoyez-vous–, lui dit l’intervenante le prenant délicatement par les épaules pour le guider vers sa chaise.
Après le service du café et des pâtisseries suivit une réelle inquisition au bout de laquelle la question du suicide fut abordée. Léonard se sentait traqué par le panel.
–Avez-vous déjà ressenti des pensées suicidaires, monsieur Simoneau?– lui demanda la psychologue pressée d’en venir aux faits pendant que le médecin épiait les moindres gestes de Simoneau.
–Qui n’en aurait pas, au moins sporadiquement, avec la vie que je mène?– répliqua-t-il.
–À quelle fréquence?– s’enquérait-elle aussitôt.
–Juste de temps en temps.– répliqua Léonard assez sèchement.
–Monsieur Simoneau, c’est sérieux tout cela, faites un petit effort.– rajouta le médecin fronçant du sourcil.
–Est-ce qu’en pensée ou autrement, vous envisagez, vous préparez ou vous vous imaginez des scénarios de suicide, un scénario en particulier?–
…
Un bagage pas tellement élaboré dans un petit sac déposé directement sur le siège passager annonçait un voyage plutôt bref. Pourtant, Léo Simon avait vidé son compte courant en échange d’argent liquide, une somme respectable tout de même. Il s’affairait un peu à la manière d’un automate à préparer sa maison pour une longue absence. Il revenait de la cuisine tenant un boîtier de bois exotique et se dirigeait vers la chambre à coucher au bout d’un long corridor. Il déposa le boîtier sur le chevet et se dirigea vers la fenêtre pour dérouler lentement le store et tira ensuite les draperies avec le même zèle. Il retourna vers le chevet et fit pivoter la chevillette plaquée d’or qui servait de fermoir au boîtier, souleva son couvercle. L’écrin contenait un superbe couteau japonais Shan Zu. Léo Simon, amateur de cuisine japonaise à ses heures, n’avait jamais osé utiliser ce formidable outil sur de vulgaires pièces de viande de supermarché. Léo accusa un soubresaut en voyant apparaître clairement l’image de son propre visage dans l’acier de Damas d’une exceptionnelle qualité. Le frisson n’eut qu’un temps.
On percevait à peine le faible râle de la pauvre femme allongée les yeux clos. Dans une chorégraphie longuement répétée en songes, il fit valser la lame d’un mouvement assuré, digne des plus grands samuraïs, d’un bord à l’autre du cou de la pauvre femme, la glissant lentement, aussi facilement que ce l’eût été dans une tomate bien mûre, jusqu’à sentir les vertèbres du cou stopper la course de la lame. À peine les genoux de la femme se soulevèrent puis retombèrent mollement, elle n’émit aucun son. Sa chienne de vie la quittait enfin, emportée dans les flots rouges d’une lente rivière de sang.
Buena notte el mio amore.
Il replaça la lame minutieusement nettoyée au creux de l’écrin puis referma le couvercle. Il leva le drap sur le visage de la pauvre femme et partit sans se retourner.
…
Superbe édifice art déco érigé en 1858 dans le coeur de la vieille ville de Québec auquel fut greffée en 1927 une marquise art déco qui s’intégrait admirablement bien à la géométrie des portes d’entrée art nouveau. Le Clarendon constituait aux yeux de Léo Simon la plus exquise combinaison de styles architecturaux jamais vue. Il avait rêvé toute sa vie de loger dans cet hôtel mythique. Cuisine cinq étoiles et un bar-spectacle qui recevait discrètement les amateurs de jazz fortunés des quatres coins du monde. Il immobilisa un luxueux coupé sport devant la marquise, il avait abandonné sa vieille Chevrolet dans le stationnement d’un bureau de location à Montréal. Il remit les clés au valet et prit soin lui-même de son petit bagage. Le portier posa sur lui un regard intrigué.
–Un bagagiste pour monsieur?–
Léo Simon esquissa un sourire poli, s’approcha de l’homme dans son bel uniforme et tendit à sa main gantée un billet de vingt dollars en le remerciant. Le portier apprécia la somme sans même avoir à regarder le billet qui venait de glisser gracieusement dans la poche avant de sa redingote. Les portiers ont ce don spécial de savoir sans regarder.
–Merci infiniment, monsieur. Si je peux faire quoi que ce soit d’autre pour vous, ce sera mon plus grand plaisir.– répondit l’homme en exprimant un regard à la fois complice et ringard.
Léo savait que les portiers de métier possédaient tout le savoir que la pudeur des guides officiels cachait au commun des bons chrétiens qui visitaient la ville. Quelques billets suffisaient. Les célèbres after-hour où l’on pouvait boire à gré toute la nuit, les bonnes tables de jeu où les plus riches allaient jouer le fric sifflé aux impôts, les hommes d’état leurs pots-de-vin; l’art de trouver la femme de circonstance. Leur bottin secret classé de truculences en succulences y allait pour l’appréciation de tout un chacun. Léo remit la main dans sa poche, s’approcha de l’homme et lui répondit:
Justement …
…
Il se noyait littéralement dans les yeux d’une ravissante rouquine qui chantait les grands standards accompagnée sobrement mais efficacement par un duo piano-contrebasse. Le garçon s’approcha de Léo Simon, se pencha vers lui et lui souffla à l’oreille:
–Monsieur, on m’avise que votre invitée attend au lobby, voulez-vous que j’aille la chercher pour vous?– proposa le garçon.
–Non, répondit Simon en lui tendant un billet, je m’en occupe, merci.–
La femme était assise bien droite sur une banquette du grand hall. Il la reconnût de loin. Une femme d’une grande beauté et d’une grande classe. Une robe de bonne fabrique découpait les rondeurs harmonieuses de la femme sans la moindre vulgarité. Une longue chevelure noire comme la nuit cachait dans son dos la blancheur de sa peau offerte au regard par une longue échancrure de la robe qui tombait comme une grande goutte jusqu’à la commissure de ses fesses. Il s’approcha d’un pas assuré, se plaça devant elle. Elle le reconnût également, comme par une sorte de magie singulière, l’oeil depuis longtemps rompu à ces choses-là. Il l’examina dissimulant adroitement son ébaubissement. Il attrapa poliment la main qu’elle lui tendait, protocole obligé avant qu’elle ne se relève de la banquette.
–Bonsoir monsieur Simon, je suis …–
Mais avant qu’elle n’ait pu terminer sa phrase, il déposa délicatement son index sur les pulpeuses lèvres de la femme en soufflant un shttt à peine audible.
–Vous vous appellerez mademoiselle Roberge ce soir, cela vous convient-il?–
Et la belle dame acquiesça d’un ravissant sourire, nullement surprise de la proposition. Elle passa sa main sous son bras et ils quittèrent le lobby pour se rendre au bar-spectacle où le champagne et la voix chaude de la grande rouquine les attendaient. Ils prirent place, se firent verser la veuve Cliquot et portèrent un toast machinal en silence à je ne sais quoi en se regardant droit dans les yeux.
Léo lui exprima en quelques mots bien choisis le bonheur de se trouver à la même table qu’une femme aussi exceptionnelle et le bonheur supplémentaire qu’il éprouverait à poursuivre cette rencontre avec le moins de mots possibles. La femme avait nettement connu pire comme scénario et se plia de bonne grâce au petit jeu, raffinant ses plus belles mimiques en lieu et place des mots. Avant même que le champagne ne soit entièrement sifflé, Léo se leva, tendit la main à sa compagne.
–Si mademoiselle Roberge veut bien me suivre, le souper sera bientôt servi à la chambre.–
La femme suivit docilement Léo et exprima d’un coquin sourire son plaisir évident à jouer cette comédie romantique sans texte pour elle. Dans l’ascenseur seul avec elle, Léo pensait pour lui-même: le vieux portier avait dit vrai. Mademoiselle Roberge était loin d’être une blondasse duchesse de carnaval, elle était vraiment le nec plus ultra de Québec.
…
Une grande fenêtre au bout de la chambre au sixième, juste sous les mansardes. Orientée directement vers l’ouest, elle proposait le point de vue par excellence pour regarder le soleil descendre sur les montagnes au loin. La représentation était d’ailleurs commencée. Debout, Léo regardait l’éclairage métamorphoser lentement les rues de Limoilou et de la basse-ville. Le soleil amorçait sa descente. Une chaise inclinable de cuir bourgogne commodément placée là pour les contemplatifs, une petite table de salon tout juste à côté où Léo avait fait déposer un plein décanteur du meilleur porto de la maison. Mademoiselle Roberge était partie se rafraîchir après un fort agréable et délicieux repas. Léo Simon adepte de cuisine japonaise, faisant fi du menu proposé, exigea que le chef leur prépare un tataki de thon et un assortiment de makis. Il n’était assurément pas le premier à faire des caprices dans ce genre d’hôtel où toute chose a toujours son prix.
Il se laissa caler dans le fauteuil et sautilla deux-trois coups du fessier pour en apprécier la mollesse. Il servit le porto dans les deux verres de cristal, les abandonna sur la table attenante et attendit, galanterie oblige. Lorsque mademoiselle Roberge sortit de la salle de bain, elle arborait une tout autre tenue, le genre de tenue qui pouvait très bien tenir dans un minuscule sac à main sans qu’il n’y paraisse. Léo la regardait maintenant immobile devant lui. Il cherchait son air.
Mademoiselle Roberge était la raison même pourquoi l’enfer existe.
Elle enfila lentement une longue jambe sculpturale à la peau parfaitement lisse entre les deux siennes et descendit lentement sur la cuisse de Léo. Elle s’installa voluptueusement sur lui. Elle lui passa son verre de porto, prit le sien, et encore une fois ils se saluèrent de la coupe et de l’oeil et trempèrent tout deux leurs lèvres dans le divin tawny.
De grandes stries d’un sombre violet allumées de longs barbouillages jaunes vifs et de bleus clairs décoraient le ciel. Les couleurs de la fin d’un temps et celles du début de quelque chose de grand s’entremêlaient dans ce sublime tableau. Comme si tout avait été pensé. L’odeur de la femme eût été à elle seule le plus céleste des parfums; la tendresse de ses chairs lui ramenait tous ses rêves d’enfant et de vieil homme réunis en une même chaleur bénie, enveloppante. Le ton changeait sournoisement, l’astre du jour partait s’offrir à l’ouest laissant derrière lui une oeuvre chromatique spectaculaire. Les mains se faisaient moites et partaient en reconnaissance, les odeurs exquises de chairs surchauffées et de parfums artificiels s’emmêlaient les unes aux autres.
Léo sentit une vigueur oubliée s’emparer de parties de lui depuis trop longtemps condamnées au repos forcé. Mademoiselle Roberge sût bien lire le scénario charnel et comprit que le temps des consignes était venu. Elle se leva, se dirigea vers le grand lit et en revint avec un large coussin qu’elle déposa aux pieds de Léo pour offrir un peu de confort à ses genoux. Y descendant entreprendre ce pour quoi elle avait été choisie, elle se mit consciencieusement à son affaire. Léo fixait au loin les dernières éclaboussures de couleur dansante se perdre dans la masse sombre comme la mort de la nuit annoncée. Il n’avait plus peur de manquer de temps, le temps manquerait désormais de lui. Il n’avait plus peur de la mort, la mort aurait peur de lui maintenant.
Mademoiselle Roberge se déchaînait, sa longue chevelure noire se répandait en anarchie partout sur Léo, son visage angélique enseveli sous cette mouvante masse noire. Léo sentait aboutir le temps et de désespoir lui volait chaque nano-seconde qu’il était en son pouvoir d’arracher à l’échéance ultime. La félicité devenait douleur en attente d’exploser dans cette sombre tempête affalée sur lui.
Il tendit le bras, à tâtons tourna la chevillette dorée de l’écrin déposé sur le chevet et en sortit la longue lame Shan Zu.
Sa limite était atteinte. Mademoiselle Roberge était d’une efficacité redoutable. Lorsqu’elle se mit à conclure en crescendo son exquise pratique, en même temps qu’explosait en elle toute l’essence d’une triste vie tirée d’une seule et puissante salve, Léo Simon posa le cran de la lame sur son propre cou et tira un grand coup vers sa droite. Et son ciel s’éteignit d’une seule claque.
Dire que la pauvre mademoiselle Roberge en avait pris plein la gueule serait un euphémisme.
…
–Monsieur Simoneau? ça va?– répétait le médecin. Léonard était livide. Une absence avait volé tout son teint, étourdissement soudain, coup de chaleur, choc vagal? L’intervenante inquiète revenait avec des serviettes imbibées d’eau fraîche. Elle en enveloppait doucement le visage de Léonard.
–Tout va bien, ça va aller– marmonnait Simoneau alors qu’il reprenait progressivement ses esprits.
–Ça doit être vos pâtisseries, trop riches, ou l’air vicié de la bâtisse.– ajouta-t-il.
Sans réelle compassion, le médecin machinal et imperturbable reprenait son interrogatoire exactement où il l’avait laissé.
–Alors monsieur Simoneau?– demanda-t-il.
–Alors quoi?– répondit Simoneau plus qu’impatient alors que l’intervenante lançait au médecin des regards de feu.
–Un scénario de suicide en particulier, monsieur Simoneau?–
–Non. Pas vraiment, non.– répondit Simoneau très sèchement.
…
En longeant le corridor qui menait au lobby, l’intervenante soutenait Léonard sous le bras. Elle semblait sincèrement inquiète pour lui. On finit par s’attacher aux gens même si l’éthique l’interdit.
–Vous me le diriez à moi, si vous aviez des idées sombres?–
–Bien sûr qu’à vous je le dirais, mais devant tout ce panel, je n’aurais pas su.–
L’intervenante toujours préoccupée en remettait. –Et si nous marchions tranquillement jusque chez vous, on pourrait jaser un peu.–
Simoneau ravi, son visage reprenait lentement ses couleurs.
–Et vous pourriez rester à souper, mademoiselle Roberge. Je pourrais vous taillader un tartare que vous ne serez pas prête d’oublier.–
Flying Bum
De l’autofiction Luc? Ça le laisse croire. Heureusement que ce semble aller mieux pour le grand-papa. C
Sent from my Galaxy Tab® S2
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Quand seules les initiales témoignent encore, la fiction suce toujours à travers quelques rares racines son essence de vie.
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Un quasi -polar érotique! Christine Brouillet peut aller se faire voir !,
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Tes commentaires me ravissent toujours. . Je ne sais pas si la madame devrait aller se faire voir mais elle est sûrement mieux d’aller se rhabiller. . .
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Gosh. Du p’tit bonheur.
J’ai souri. Pas à peu près.
Un autre morceau de tendre.
Pis j’me suis dit un m’ment d’né,
que si tu sortais un recueil de tes nouvelles,
tu pourrais l’intituler :
L’ébaubissement du Flying Bum (ou de L. Simoneau)
(j’pense que j’connaissais pas ce mot-là
avant de te connaître…)
…
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Je pensais plutôt à: Toute cette sorte de choses. Mais je suis content que tu découvres un de mes chouchous (mot ou tournure qu’un auteur utilisé de façon répétitive)
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