La fête des morts

L’été remet ses bottes le désordre revenu
Silence effroi la terre la boue les vents froids
Livide et immobile comme les arbres nus
Un trou où se pieuter aux abris aux grabats

Voir venir comme on va à la fête sans joie

Couleurs souvenirs boudent la mémoire
Avant le soir les jours tournent au noir
Binette bêche truelle et pelle à l’armoire
Les âmes s’envolent les ailes au désespoir

Jardins et vieux élus sont prêts pour la mort

La vie sa joie son vieux monde se meurt
Un nouveau monde qui ne sait plus être
Et dans le clair-obscur entre ces heures
Chantent et dansent monstres aux fenêtres

Comme une grande fête au crépuscule


Flying Bum

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Linguinininis

Je ne suis à l’abri d’aucun mot dit
Mot toi, mots tus, jamais à l’abri
Langue, lingua, lengua, langui
Celle des uns, de la tienne aussi

Dans celui de tes mots
Le sang de toutes choses


Flying Bum

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Vent du soir

Je brandis l’épée vers les nuages gris
jusqu’à ce que le ciel se fende en deux
aux secours annulés pour cause de pluie

aux ruisseaux desséchés dans tes yeux

Avaler la lie épaisse, la cracher, la vomir
j’ai déchiré ma joue dans un cruel délire
ôté l’hameçon de mes ouïes sanglantes

je t’ai remise à l’eau, encore haletante

J’ai manqué l’ivresse de tant de nouvel an
pleuré ma mère chacun de tous ces Noël
enterré sous une ville, oublié dans le vent

ce souffle froid qui éteint mes chandelles

Tue-moi lentement mais surtout transpire
ardemment sur moi attendrir mes émois
fume-moi comme dans ces petits empires

qui permettent à peu près n’importe quoi

Je n’ai plus d’ode, ni d’églogue, ni d’élégie
à mettre sous la dent de tes yeux rougis
sans printemps, sans fleurs et sans génie

la tragédie d’en crever tous deux d’envie

 

 


Flying Bum

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En en-tête, Evening Wind (Vent du Soir), crayon de plomb, Edward Hopper, 1921

J’ai marché là

J’ai marché là
Cette forêt-là
D’autres enfants comme moi
Nos camps dans les bois

Nos deux têtes penchées
Sur le noir miroir de l’étang
Attendant que la lune blanche
Y esquisse nos visages innocents

J’ai marché là
Cette boue-là
Où la mine d’or a déféqué
Sur mon pays à moi

Planté comme un point d’exclamation
Sur ce plat cimetière de boue grise
Où ma tête cherche encore
Le graffiti de rage à y graver

J’ai marché là
Ce sable-là
Où l’océan toujours déchire le roc
Extrémités de ce pays-là

L’exil nous réinvente une maison
Y découvre nos sanctuaires
L’endroit sacré en nous
À l’autre bout de tout

J’ai marché là
Cet immense feu-là
À la recherche d’une noirceur
Où réclamer la lumière

Dans la voûte immense
Un immense silence
Où regarder les comètes jaillir
Tel qu’elles partir s’enfuir

J’ai marché là
Ce blizzard muet là
Dans l’haleine glaciale du vent
Et le silence qu’il charrie

Je ferme les yeux
J’y entends ta voix
La prière que tu récites
Mon trouble mot à mot dedans


Flying Bum

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Crédit photo : Markus Gjengaar (Unsplash.com)

Les mots laissés derrière

Il ne lui a jamais écrit, même pas une seule lettre, même après ces nuits de misère, le corps en feu chacun dans sa chambre misérable dans des hôtels différents, même après ces longues nuits blanches dans les prairies à s’explorer le fond de l’âme tour à tour, l’un d’eux le visage toujours noyé dans la lumière orangée du siège côté fenêtre pendant que tout le monde dormait dans le wagon. Ce qui l’intriguait le plus, pourquoi l’avait-elle suivi jusque-là. Ce qui la bouleversait le plus c’était de n’avoir rêvé à lui qu’une seule fois depuis, un rêve viscéral plus réel que réel qu’elle avait rêvé une seule fois, de retour dans son propre lit, dans sa propre maison, son propre pays.
 
Dans son rêve, ils étaient tous deux dans un train, il est soudainement disparu, elle courait d’un wagon à l’autre, juste assez lentement pour éviter les étourdissements qui l’assaillaient lorsqu’elle s’affolait totalement. Lorsqu’elle a ramassé son bagage et qu’elle est descendue du train, il était planté là, sur le quai de la gare. “Est-il trop tard?” lui demandait-il. “Je crois qu’il n’est jamais trop tard,” répondait-il lui-même. Ce rêve, comme quelque chose qu’une cartomancienne lui avait déjà raconté lorsqu’elle avait à peine quatorze ans, un rêve qui lui collait à la mémoire comme une tache de graisse têtue.
 
Parfois, elle croyait que ce rêve c’était réellement lui qui lui parlait et parfois non, et rien qu’une fois, elle décide de lui écrire, une dernière fois. Tard, en pleine nuit dans le vieil édifice où elle logeait, après que les arpèges venus du corridor se soient lentement tus, assise par terre les genoux ramenés sur sa poitrine elle avait entrepris d’écrire sa lettre.
 
Elle n’avait pas mentionné son rêve à propos du train et comment elle le ressentait comme une éternelle promesse impossible, non plus qu’elle aurait bien voulu qu’ils partent ensemble tout jouer à la roulette. Parce qu’elle rentrait le lendemain, seule, et tout jouer à la roulette n’était-il pas exactement ce qu’ils faisaient, non?
 
Elle essayait de se rappeler toutes les histoires qu’il lui avait racontées : le froid glacial de son pays, son père, comme le sien, qui n’était pas un homme très bon, un petit studio mal chauffé où elle venait parfois et où il s’était frappé la tête contre les murs plus souvent qu’à son tour. Et même s’il ne vivait plus là, c’est là qu’elle se l’imaginait, déchirant l’enveloppe pour en sortir sa lettre. Là, dans son studio de pauvre, il lisait sa lettre à elle. Sa lettre et tout ce qu’elle avait omis volontairement de sortir de l’encrier, le coeur coincé dans un étau de sempiternelles doléances, et en sachant très bien qu’il ne lui répondrait jamais.


Flying Bum

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“Je crois qu’il n’est jamais trop tard,” répondait-il lui-même, Pour mon trois-centième texte – déjà !? –, les mots laissés derrière se sont imposés, un petit texte que je gardais sur le rond d’en arrière depuis longtemps et que je venais retravailler de temps en temps. Les plus courts sont les plus difficiles. Il est prêt maintenant, il s’imposait pour moi, aujourd’hui, le temps est venu de le laisser aller. Tous, en définitive, tous les mots de ces 300 textes sont des mots laissés derrière, des indices, des pistes et des traces laissées derrière moi. Je remercie tous mes fidèles lecteurs et lectrices de la francophonie et même d’ailleurs, ceux qui sont de passage et ceux qui viendront un jour. Au bonheur de lire vos commentaires !

Bienvenue au musée de l’oubli

En ce lieu, les jours se fondent les uns dans les autres
Mon esprit, un tamis trop grossier pour retenir le fin grain de la raison
J’erre dans les pièces dessinées par des objets hirsutes
Un stylo-bille sans son bouchon, une enveloppe jamais ouverte, une toile d’araignée, un buste vulgaire

Trop grossier pour retenir le fin grain de la raison
Un filtre pour résidus inutiles, pensées futiles, poils et cils
Un stylo-bille sans son bouchon, une enveloppe jamais ouverte, une toile d’araignée, un buste vulgaire
Hier soir encore, nous plaisantions sur nos chambres oubliées

Un filtre pour résidus inutiles, pensées futiles, poils et cils
Rempli de pages vierges, de non-dits, un verre vide
Hier soir encore, nous plaisantions sur nos chambres oubliées
Ce matin ma maison est un musée de l’oubli

Rempli de pages vierges, de non-dits, un verre vide
Je me pousse de mon pupitre et je roule dans le passage vers nulle part
Ce matin ma maison est un musée de l’oubli
Un reposoir pour objets teintés par la douce patine de l’indifférence

Je me pousse de mon pupitre et je roule dans le passage vers nulle part
J’ouvre une armoire, je rince une tasse de thé, mon œil scanne la table
Un reposoir pour objets teintés par la douce patine de l’indifférence
Le majeur dans l’anneau à me demander ce que ces clés peuvent ouvrir

J’ouvre une armoire, je rince une tasse de thé, mon œil scanne la table
Ici je scrute les étagères, je mélange des papiers, je fouille dans mes poches vides
Le majeur dans l’anneau à me demander ce que ces clés peuvent ouvrir
Je retourne à mon bureau chercher des indices, pourquoi je suis encore ici

Ici je scrute les étagères, je mélange des papiers, je fouille dans mes poches vides
J’erre dans les pièces dessinées par des objets hirsutes
Je retourne à mon bureau chercher des indices, pourquoi je suis encore ici
En ce lieu, les jours se fondent les uns dans les autres, mon esprit, un tamis

Trop grossier pour retenir le fin grain de la raison


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Flying Bum

“Il y a des jours comme ça où on n’a pas assez de cailloux.”
  – Forest Gump

En prime. (dans le cadre des élections générales qui se tiendront bientôt au Québec)

Elle s’appelle Maria.

Maria

Elle pourrait s’appeler Guadalupe, Juana, Leticia. Maria est mexicaine. Elle pourrait être ukrainienne, libyenne, congolaise, afghane. Maria n’est plus en sécurité dans son propre pays, sa vie y est menacée. Elle vit maintenant parmi nous, au Québec. Le Québec est sa terre d’accueil, son rêve d’une vie meilleure pour elle, ses sœurs, ses frères. Tous les matins, Maria se présente dans notre usine, en région. St-Esprit, Lanaudière. On imprime et on fabrique des emballages-plastique pour les fruits et légumes frais. Maria travaille sur une machine qui fabrique les sacs, elle est emballeuse, un travail un peu ingrat. Maria ne parle pas français ni anglais, Laurie ne parle pas espagnol mais c’est Laurie qui accueille Maria, qui la forme, avec le peu d’espagnol qu’elle a appris en voyageant dans le sud l’hiver, elles se parlent entre elles avec un traducteur sur leurs téléphones mobiles. Laurie est heureuse d’apprendre l’espagnol avec Maria, Maria est reconnaissante d’apprendre le français avec Laurie. Maria ne peut pas fréquenter les classes de francisation qui ne sont données que le jour. Maria doit travailler le jour. Ses employeurs sont heureux d’avoir Maria, il est très difficile de recruter des personnes en région pour des emplois de journalière et Maria est heureuse de travailler.

Maria habite Côte-des-Neiges à Montréal, l’agence privée compense un de ses compatriotes pour la transporter en voiture, soir et matin, elle et d’autres personnes, vers l’usine de St-Esprit. De deux à trois heures par jour pour le transport entre ici et l’humble logement qu’elle occupe avec d’autres personnes chez une logeuse cupide à qui l’agence privée les a gentiment référés. L’employeur paie l’agence qui paie ensuite Maria, salaire minimum, la privant au passage du droit d’adhérer au syndicat de l’usine et enrichissant au passage l’agence privée. L’employeur n’a pas vraiment le choix. Si Maria et les autres ne produisent pas les sacs, l’employeur n’a d’autre choix, pénurie de main d’œuvre oblige, que de réduire son carnet de commandes. Patates, carottes, rutabagas, choux sortiront de la station de lavage et faute de sacs, tomberont en vrac dans les cageots, se gâteront, ne rejoindront pas tous les étals des fruiteries de la grande ville ou pas aussi rapidement, rareté égalera hausse des prix pour vous et moi. Inflation. Gaspillage alimentaire.

Maria voudrait bien habiter la région, loin de la ville, fréquenter Laurie et ses autres compagnes de travail, apprendre le français, s’intégrer, trouver mari et élever une famille, gagner un meilleur salaire, être syndiquée, améliorer son sort comme c’est ici le droit de tout un chacun. Mais voilà, il y a ici pénurie de logements abordables, les investissements de nos bons gouvernements en transport en commun régional dans les dix dernières années approchent le zéro dollar, les ressources communautaires pour les immigrants comme Maria, négligées et sous-financées sont disparues les unes après les autres. On ne trouve plus, fort heureusement d’ailleurs, que quelques banques alimentaires qui sont même fréquentées par des gens qui travaillent de 40 à 50 heures par semaine, au salaire minimum et qui peinent à nourrir leur famille.

Régionalisation de l’immigration, accueil des immigrants, francisation, pénurie de main d’œuvre, crise du logement, transport régional public, un paquet de mots qu’on peut entendre tous les jours aux bulletins de nouvelles. Pour Maria qui n’écoute pas la télé, ces choses-là, si elles étaient prises de front, feraient une réelle différence, la différence entre vivre et vivoter, entre bonheur ou détresse, entre craindre et espérer.

En vous présentant bientôt devant l’urne, pensez à Maria, à Guadalupe, Juana et tous les autres, et aux vôtres aussi, à notre environnement menacé. Osez, de grâce, mettre le X vis-à-vis d’une personne qui saurait, pour Maria, pour Guadalupe, pour Juana, pour vos enfants, vos parents, et avec vous, se montrer, pour une fois, résolument et concrètement solidaire.

Luc St-Pierre (alias FB)

Temps d’été

Ton jardin se repose dans le soir en bamboche,
la belle-de-jour à son treillis toujours s’accroche,
sa floraison odorante et exacerbée se replie,
devant le mur de la cabane usée fait son lit.

Ton bâton de pèlerin appuyé là dans l’oubli,
son pied calé qui prend racine sous le paillis,
quelques rangs de bourgeons improbables,
ornent son manche au destin misérable.

Tes doigts s’enfoncent dans le sol argileux,
découvrent impolis quelque lombric frileux,
quelque part une limace cahin-caha,
perce sa route dans les feuilles du camélia.

Tu cogites, voilà, le bon temps est bien venu,
plus de bois à corder, plus de neige à pelleter,
la douceur de l’air malgré la nuit attendue,
le soleil qui tout étreint jusqu’à la lune d’été.

Tu t’imagines, tu nourris le sol avant de planter,
tu agites les orteils, les enfonces et tu attends,
sentir venir les tiraillements sous tes pieds,
la succion de la terre tirer tes racines lentement.

De frêles tiges s’enroulent à tes chevilles,
serpentent en créant de longs rubans,
de feuillage et de boutons couleur vanille,
des fleurs aux doux parfums hallucinants.

Tu oses espérer que les roses trémières,
reviendront fleurir au prochain printemps,
voir comme tu seras beau sous la lumière,
tes fleurs dansantes aux quatre vents.

Tu vois, elles ne fermeront plus jamais vraiment,
la limace viendra te chatouiller en se baladant,
tu riras, pour elle, pour toi, pour tous tes enfants,
pour tous ces ans passés comme un coup de vent.


Flying Bum

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Encore des mots

Le premier mot qu’on a perdu était le nom de cette chose avec un clavier et des boutons, cette chose qu’on parle dedans avec une autre personne qui n’est pas là, du moins pas dans la même pièce. La chose avec laquelle on contacte les gens. On s’est levé un matin et, pouf, le mot n’était plus là, personne, nulle part, ne s’en souvient. Je crois même qu’il est disparu du dictionnaire – je dis ça mais je ne me rappelle plus de son orthographe alors comment le chercher à travers les autres? Au début, on a bien cru qu’il s’agissait d’un mauvais tour du destin, mais quelques jours à peine plus tard, un autre mot a été porté disparu, cette fois, le nom de cette longue chose de ciment – pas une route – la chose juste à côté, faite pour marcher dessus. Après la disparition de quelques autres mots, force fût-il d’admettre que la disparition des mots était devenue une tendance lourde. Il ne semblait pas y avoir de logique entre les choses qui n’avaient soudainement plus de nom; certains étaient des lieux, d’autres des sentiments, ou des aliments ou des parties du corps. Ces grandes choses avec des feuilles qui poussent dans le sol et qui grimpent vers le ciel, ces choses qui nous donnent du bois. Les choses qu’on enfile dans nos pieds avant d’aller dehors. Le genre de penture qui permet à nos jambes de plier en deux. Le vide particulier qu’on ressent lorsque l’on pense qu’il serait temps qu’on mange.

Certains avaient eu la brillante idée d’inventer des mots de remplacement mais les nouveaux mots ne collaient pas, comme s’il ne s’agissait pas réellement d’une question de disparition de mots, mais bien de choses qui refusaient tout simplement d’être dorénavant nommées. Inconfulgurable, bien joli, mais ça ne colle à rien.

Puis on atteint un point où l’on perd le compte des mots perdus. La preuve était maintenant faite qu’ils disparaissaient aussi dans les dictionnaires – les dictionnaires maigrissaient à vue d’œil. Les autres livres ne maigrissaient pas mais des espaces vides se créaient. C’était à se demander dans combien de temps tous ces livres ne seraient plus que des recueils de pages blanches, tous transformés en cahier de notes ou de croquis, en journaux intimes pour fillettes en spleen qui n’ont strictement rien à dire.

Jusque-là, on trouvait toujours le moyen de se débrouiller. Il existe une multitude de façons de décrire les choses. Parfois je repense à ce jeu d’enfant lorsqu’on tentait de faire deviner un mot à un adversaire sans utiliser un mot spécifique, par exemple, faire deviner le mot carotte sans toutefois utiliser le mot orange. Lorsque nous avons perdu le mot qui décrivait la couleur du ciel, j’ai longuement réfléchi à ce jeu devenu caduque, ce jeu dont je ne me souviens plus du nom mais je ne dirais pas que ce mot est nécessairement disparu, je ne m’en souviens tout simplement pas.

Les mots qui sont partis sont comme des milliers de minuscules fantômes repartis au pays des petits bébés pas baptisés. On dirait que je les sens perpétuellement chatouiller le bout de ma langue, comme lorsque pendant toutes ces années avec ma douce, ma tête possédait tous ces mots, simplement je ne trouvais pas le moyen de placer ma langue, ma bouche dans la bonne position, mes dents, l’air de mes poumons pour arriver à les placer dans une suite logique, espérée, et que finalement je me rabattais sur le silence. C’était comme se réveiller à l’extrême limite de se rappeler un rêve époustouflant, la sensation d’être si cruellement proche d’une chose mais encore si loin, impuissant, la chose pouvait bien se situer de l’autre côté de l’univers ou plus loin encore.

Parfois je me demande combien de mots sont disparus sans même que je ne le réalise, atrabilaire, comminatoire, immarcescible, qui s’en apercevrait? De temps en temps, je feuillette le dictionnaire, juste pour évaluer combien il peut en rester.

Nous parlons maintenant comme si nous tentions d’expliquer des choses à de purs étrangers, des visiteurs qui baragouinent à peine notre langue. On dit : la chose dure et claire à travers laquelle vous regardez pour voir dehors. On dit : la boîte plate dans laquelle nous regardons des images qui bougent pour oublier la vraie vie. On dit : les animaux avec des plumes qui volent habituellement mais pas toujours nécessairement. La blessure spécifique que l’on s’inflige lorsque l’on touche à quelque chose de trop chaud ou que l’on reste nus au soleil trop longtemps.

Parfois, je crois que ceci est la nouvelle poésie, d’autres fois que c’est le langage des simples d’esprit et des cerveaux lents. On dit aussi, beaucoup : du coup et nanana et lol. Nous baragouinons entre nous. Nous sommes tous des visiteurs ici, maintenant. De passage.

Grand bien me fasse d’avoir oublié le mot qui désigne la grosse chose d’acier dans laquelle on prend place pour aller d’un endroit à un autre. Mais j’ai pleuré lorsque j’ai réalisé avoir oublié le mot pour ces petites choses blanches qui font des ronds de lumière scintillante dans le ciel la nuit, je ne sais pas pourquoi mais j’étais comme en deuil, une perte qui faisait mal comme la mort.

Je pense à comment ma douce et moi cherchions toujours à découvrir de nouveaux mots, comme si le langage était le ciment de notre union. Mais peut-être aurions-nous dû en utiliser moins après tout. Lorsque j’y repense maintenant, je ne pense à aucun de ces mots qu’on s’est dits. Je me rappelle avoir respiré dans ses cheveux, de la façon qu’elle ouvrait mon manteau pour glisser ses bras dans mon dos, prendre ma chaleur contre la sienne, comme si elle ignorait comment se rapprocher de moi suffisamment, autrement. Ce que je ressentais était toujours un mot qui ressemble à espérer ou à vouloir – je la voulais même lorsque je l’avais près de moi – un manque qui tirait sa source derrière les os qui forment une cage alentour de ce muscle qui s’agite et qui pompe tout le temps mon sang et qui provoque des sons d’air qui sortent de ma bouche, des sons qui libèrent des fantômes de mots oubliés accumulés au fond du tuyau qui porte la nourriture et l’air de ma bouche à mes poumons, ou à mon estomac c’est selon, pour lui dire tous les mots inénarrables, indicibles et indisables désormais.


Flying Bum

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Neige de juin

J’entends parfois des voix et des sons
mémoires d’un temps que je n’ai pas vu passer
dans des lieux où jamais je ne suis allé
toute cette sorte de choses si vraies
quelques flashbacks saccadés
dans un détroit du Danemark
sur un sommet de l’Oural ou des Appalaches
une plage à l’autre bout du monde
où mes pieds gelaient dur
dans un sable blanc et sec


Mon regard qui s’élève
et qui se mire dans un ciel de glace
mis à part ce ciel
mon regard qui descend sur la longue plume
d’un goéland mort depuis longtemps
le bec enseveli sous son aile


Sans catéchisme ni héros qui meurt à la fin
ces images venues de nulle part
sont aussi vraies que je les fais miennes
je sais qu’elles resteront ainsi
comme des lettres pliées
dans un tiroir à jamais barré
ce seront mes mémoires
lorsqu’on me dira droit dans les yeux
que les miennes sont ailleurs
ma vérité propre et le coeur de ma vérité
et la vraie vie est si injuste de toutes manières
je n’ai jamais foulé un sol de Tunisie
ni respiré l’air d’une Croatie
et je ne peux pas dire que je rajeunis
 
Sous le ciel au-dessus de ma tête
parfois je m’étends à moitié endormi
manteau d’hiver pour couchette
mis à part ce ciel
je me gratte le subconscient
les mains enfouies dans mes grosses mitaines
je décide de rentrer à la maison
puis je me dresse dans mon lit
mains nues à me frotter des yeux inquiets
et je sais que les choses iront mieux
à écrire des poèmes dans ma tête
des lignes comme des blanches colombes
mortes d’ennui dans leur paix figée
laurier flétri au bec béat
mes fesses sur une chaise près de la fenêtre
dans le silence pesant
d’une clinique ou d’une église
et j’entends gronder l’écho de l’orgue
ou d’une volée d’étourneaux enragés
et je me souviens encore
des journées entières roulées serré
tout enroulées dans ma caméra
le film qui ne sera jamais développé
avant que je ne revoie vraiment
ce ciel d’un autre temps
 
Mis à part ce ciel
il faudra un temps pour récupérer
repartir là où tout a été laissé
une plage sur la Méditerranée
un rocher tranché par le Saguenay
une institution pour âmes malfamées
et je reviens ébaubi à la maison
dans une grande laine qui pique
un foulard tricoté par ma mère
au froid dans une fausse fourrure
doublée de coton trempé de bord en bord
emprisonné sans espoir
à la recherche et désespéré
d’un endroit pour dégeler mes orteils
seul dans le son qui me ramène les images
d’aussi loin que quatre-cent autoroutes
comme autant de rubans qu’on raboute
et mon aile gauche est cassée
et je regarde le ciel d’en bas
 
Mis à part ce ciel
rien d’aussi haut ne touche à l’universel
ni d’aussi beau n’embrasse la prunelle
tous les ciels pleurent et tous pleurent aussi
mis à part ce ciel
qui ne cherche pas l’absolution
du réconfort pour notre peau pervertie
comme si les nuages n’existaient pas pour vrai
 
Mon frère marche
sur un long madrier
qu’il appelle sa corde raide
des larmes chaudes érodent son esprit
coulent vers les coins d’une pièce en rond
à sa fenêtre un long glaçon
qui craque et descend achever l’oiseau
plus tôt assommé dans la vitre des carreaux
 
Je connais mon frère
je l’ai toujours dit du moins
je sais qu’il aime être retrouvé
mais je sais aussi très bien
qu’une bonne nuit il se retrouvera perdu
je sais que nous devenons vieux
à se mourir d’être entendus
à essayer d’être ailleurs que dans le noir
je sais comment on se vandalise
je furète ses pages
je critique en marge
j’en déchire au passage
je me dis à moi-même
je ne sais rien du tout
et qu’en sais-je donc
si ce n’est rien du tout
 
Mis à part ce ciel
nous cherchons un ailleurs plus grand
vers où aller et quand partir
nous levons la tête et croisons nos mains
implorant très fort pour la bonne réponse
nous levons la tête et croisons nos mains
suppliant encore pour la vraie réponse
mis à part ce ciel
nous n’avons rien vu de bon
depuis des lunes déjà
et s’il existait plus profond que ce bleu
dis-moi, mon frère
d’où viendrait la neige de juin


Flying Bum

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Amours confus

Ils créchaient directement sur le plancher du centre d’achats, entre une machine à Coke et un photomaton. Des centaines de milliers de tuiles de céramique alignées bien droites entre les portes tournantes près du McDonald à un bon demi-kilomètre de là et le Zeller’s aussi loin du coté opposé.

Au petit matin, il se déplie pour s’apercevoir qu’elle était partie, sa couverture et toutes ses autres choses aussi. Comme une brume suspendue dans l’édifice qui apparaît par intervalles, prenant vie par les lampes de sécurité qui s’allumaient sporadiquement. Deux longues banquettes bleu poudre campées au centre de l’allée, dos à dos, et il est allé grimper, un pied sur chacun de leurs deux dossiers, mais il n’y avait personne en vue et il est redescendu, il est allé se payer un Coke dans la machine.

***

Ils avaient dormi entre une machine à Coke et un photomaton. Au début, le sol était froid. Elle affirmait haut et fort que sa couverture était plus épaisse que la sienne et insistait que ce soit la sienne qu’on installe directement au sol, en premier. Elle se faisait un petit nid contre lui et elle aimait sa chaleur. Cette sorte de chose commençait à faire une différence pour elle.

***

Il se réveille seul, emberlificoté dans sa propre couverture. Les lumières de sécurité lancent une lumière orangée. Debout sur le dossier des bancs, à peu près à mi-chemin entre les portes tournantes près du McDonald et les portes closes du Zeller’s, il cherche où elle avait bien pu passer comme une vigie du haut de son mât. Ne trouvant rien, il retourne à son camp de base et se paie un Coke. Dans le silence angoissant du mail, il appréciait tellement le son des pièces de monnaie qui dégringolaient dans la machine et tombaient rejoindre les autres pièces et tout le bazar du mécanisme et la boîte d’aluminium qui glissait puis tombait dans la chute, tellement beau, qu’il s’est offert un autre breuvage, une Root Beer cette fois-ci.

***

Le derrière de la machine à Coke dégageait une petite chaleur. Le photomaton, plus large, les aidait à se tenir cachés. Cachés de qui, ils ne sauraient dire, des rais de lumière rouge avaient remplacé le surveillant de nuit. Ils savaient y circuler. Au moins, ils ne seraient pas une tache incongrue sur l’immense carrelage de céramique grise à perte de vue, toujours ça de gagné.

Ils étaient allongés l’un contre l’autre dans le ronronnement du compresseur de la machine à Coke, et elle lui dit, “Je suis contente de m’être enfargée sur toi. Tu n’as aucune idée de combien ça faisait longtemps.”

“Je peux essayer de deviner si tu veux, si tu me donnes trois chances” dit-il.

Les portes tournantes ne tournaient plus à cette heure-ci, il ne restait plus que la brume orange qui apparaissait au bonheur des lampes de sécurité. Ils étaient allongés sur le côté, son dos à elle contre sa poitrine à lui, et il pouvait tout voir par-dessus sa tête à elle. Ses bras se croisaient devant elle. Sa tête à elle reposait sur son biceps droit. Sa tête à lui reposait sur un livre qu’il n’a jamais fini. Sa main gauche l’enveloppait, les doigts de leurs mains gauches s’entremêlaient.

***

Il se réveille, elle n’est plus là, mais il se sent comme si elle avait été là, il y a un bref moment à peine. Il regarde tout le tour et ressent un frisson. Des particules d’humidité glaciale pendent dans l’air, l’air aux teintes orangées.

Il se paie un Coke, se secoue et roule son bazar. Il examine son visage dans le miroir collé sur le photomaton et constate que son rouge à lèvres a laissé une tache sur son front. Elle s’était probablement retournée un moment et avait collé sa bouche contre son front. Il s’en souvenait maintenant.

***

Lorsqu’il s’est réveillé, elle n’était plus là, mais il ressentait qu’elle avait été là, tout juste un moment avant. Il s’était senti les mains. Il y avait une vague odeur, d’elle.

***

Étendus l’un contre l’autre, les couvertures bien droites, leurs choses bien rangées près d’eux, ils ont eu une conversation.

“As-tu des souvenirs de ton enfance?” lui avait-elle demandé.

“Je pense bien.”

“Je me rappelle de la mienne,” dit-elle, “j’étais comme ça mais longtemps avant j’étais différente.”

“Comment ça?”

“Pas comme ça.”

Il essayait de ne pas toujours respirer dans le derrière de sa tête, mais c’était difficile, et cela n’avait pas l’air de trop la déranger de toutes façons.

“J’ai déjà été moins malheureuse, comme maintenant.”

Sa couverture sentait légèrement la réglisse noire, très légèrement, comme quand la réglisse noire est passée date, éventée, même quand la réglisse noire n’a rien à voir là-dedans, de l’anis peut-être?

***

Il se réveille seul, emberlificoté dans sa propre couverture. Les lumières de sécurité lancent une lumière orangée sur une brume subtile. Elle avait déjà été moins malheureuse, se rappelle-t-il. Mais elle était nulle part maintenant. Deux banquettes bleues dos à dos sur un océan de céramique grise. Il se paye un Coke, une canette de Root Beer.

***

“Est-ce que c’est pour moi?” demande-t-elle en pointant la canette de Root Beer.

D’où elle est venue, il ne saurait dire. Elle s’est léché le pouce et elle a frotté son front en souriant pour faire disparaître le rouge à lèvres. Il lui a attrapé le poignet pour l’arrêter. La tirer vers lui.

Ils ont pris quatre photos dans le photomaton, elle assise près de lui, puis elle qui est assise sur ses genoux, puis son bras qui entoure son cou, puis le sien qui entoure ses hanches, le petit rideau resté ouvert tout le long parce que personne au monde n’aurait pu les voir.


Flying Bum

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